samedi 31 mars 2018

Le dernier tableau du dernier acte (3)

Se laisser faire par l'espérance, quel beau projet !
Mais ça a l’air encore trop gentillet, trop mignon, trop sympa, trop facile… alors que c’est une extrême exigence et que, peut-être, bien peu iront jusqu’au bout de ce chemin…
C’est qu’il s’agit de consentir à laisser mourir quelque chose. Il s’agit de consentir à la mort de quelque chose.
On m’a raconté que dans le Poitou, il y a trois identités possibles : on peut être catholique, ou protestant, ou… « rien ». Quand on dit de quelqu’un, « lui, il est rien », ce n’est pas nier son existence, mais simplement dire qu’il ne se reconnaît ni catholique, ni protestant, et on entend bien tout le poids de l’histoire qui se joue là, histoire souvent tragique et dont les traces n’ont pas disparu. 
Or c'est bien de cela qu’il s’agit quand on parle de Pâques. Consentir à devenir « rien ». A ne plus mettre son identité dans une culture, fut-elle religieuse, dans un vêtement, fut-il convenable, dans un rôle à jouer, fut-il respectable. Toutes ces choses ne sont, au regard de Pâques, qu’identités de surface, identités mortifères, car elles nous enferment dans des choses, des croyances, des certitudes. Et ces choses nous éloignent de la véritable signification du tombeau vide. Devant le tombeau vide, nous sommes appelés à nous dépouiller, nous aussi, de toutes nos identités de surface. Toutes. Jusqu’au plus respectables. Surtout les plus respectables. Ce que vous êtes aux yeux du monde, ce que vous êtes à vos propres yeux, là n’est pas ce qui est véritablement vivant devant Dieu. Pour partir sur les routes de Galilée comme le Christ nous y invite, il faut consentir à mourir à tous nos oripeaux, tous nos uniformes, pour partir, dépouillés de tout. Ne plus pouvoir compter sur toutes ces choses, ne plus pouvoir croire qu’on peut se sauver soi-même, voilà le passage, effrayant, qui se joue à Pâques. Que quelque chose meure… Et il est légitime d’avoir peur, lorsque nous sommes dépouillés de tout ce qui faisait notre vie ordinaire, il est légitime de se demander, et de demander à Dieu : est-ce qu’il restera quelque chose ?
Non. Il ne restera pas quelque chose. Il reste… la vie. La véritable vie.
Il s’agit d’être vivants, vivants d’une autre vie. Une autre vie que celle proposée par la logique du monde. Dans la logique du monde, pour se sentir vivant, il faut consommer, il faut profiter, il faut avoir, voire se gaver, de tout, de nourriture, de possessions, de connaissances, et surtout d’expériences, et d’oripeaux multiples qui font que nous nous sentons être quelque chose. Le mot d’ordre c’est « profiter ». Profiter de la vie tant qu’elle dure, pour oublier peut-être qu’elle ne durera pas. La logique du Royaume de Dieu est tout autre...

Rogier van der Weyden

vendredi 30 mars 2018

Le dernier tableau du dernier acte (2)

Tout semblait fini...
... et pourtant tout va commencer. « Il n’est pas là, il vous attend », entendront bientôt les disciples. Il vous attend, sur les routes de Galilée, sur les chemins déjà parcourus ensemble, à l’écho de sa voix, au souvenir de ses actes, dans le deuil et la tristesse. Il vous attend, là où vous l’avez déjà connu, mais où vous n’aviez pas encore compris. Il vous attend, porteurs de votre douleur, et pourtant toujours en vie. Un monde est bien fini : celui de la tranquillité, de la certitude, des souvenirs sereins. C’est un chemin qui s’ouvre, chemin exigeant et nouveau. Exigeant, parce qu’il n’y a rien de plus douloureux que de consentir à abandonner des certitudes. Au fond, nous préférons un corps mort, dans la certitude que tout est fini, plutôt qu’une absence qui nous force à risquer un pas sur un chemin nouveau.
Nous sommes convoqués par un Christ absent. La pierre va être roulée et cette nouvelle incroyable est parvenue jusqu’à nous : il n’est plus là. Il vous attend. Ce serait tellement plus simple de se recroqueviller sur l’absence, et pourtant ce n’est pas ce qui nous est confié. Il ne veut pas de nous attroupés autour du tombeau vide, il nous veut sur les routes. Il nous veut en chemin. Il nous veut prenant des décisions. Il nous veut plantant des pommiers…
On appelle ça l’espérance… Or, chose curieuse, pas une seule fois, dans aucun des quatre évangiles, Jésus ne prononce le mot « espérance », pas une seule fois il ne nous dit d’espérer.
Pour quelle raison ? Parce il ne s’agit pas d’espérer... en réalité, notre espérance s’est déjà réalisée. Avec Jésus, le Royaume de Dieu s’est déjà rendu proche. L’espérance, ce n’est pas un devoir, une obligation morale, un but à atteindre. Il s’agit plutôt de se laisser travailler par quelque chose qui s’appelle l’espérance… et qui nous vient d’ailleurs, qui nous est donnée. En un mot, l’espérance est ce qui vient nous ressusciter. Il serait absurde que Jésus nous ordonne « ressuscitez-vous ! » : il est évident que personne ne peut « se » ressusciter. Il est tout aussi absurde, au fond, de penser que nous pourrions, par nous-mêmes, espérer…
L’espérance reste et restera un combat mené pour nous, un cadeau, un travail de la grâce en nous, contre tout ce qui nous dit « à quoi bon ? » Le monde tel qu’il est, toujours sur le point de finir, et nos vies telles qu’elles sont, toujours encombrées de peurs et d’angoisses plus ou moins avouées, nous disent en permanence : « à quoi bon ? » Et c’est pourtant bien dans ce monde-là, dans nos vies telles qu’elles sont, que le Seigneur ressuscité nous envoie. Malgré ce « à quoi bon », une espérance nous est donnée.
C'est pour maintenant, c'est pour bientôt...

Albrecht Dürer

jeudi 29 mars 2018

Le dernier tableau du dernier acte (1)

Si l’on me disait que le monde devait se finir demain, j’irais planter un pommier… 
On attribue souvent cette phrase au réformateur Martin Luther. En réalité, cette phrase n’apparaît pas dans les écrits de Luther : on la trouve pour la première fois parmi les chrétiens de l’Église allemande, au début des années 1940, au creux le plus noir, le plus terrifiant de l’Histoire en marche. Une phrase qui dit que le monde semble finir, et qu’il reste pourtant la place pour une décision. Une décision folle, inutile aux yeux du monde, dérisoire et même risible. Pourquoi se donner la peine d’aller planter un arbre dont on ne verrait jamais les fruits, dans un monde qui s’achève ? Pourquoi se donner la peine de vivre, alors que la mort s’annonce inéluctable ?
La désespérance, le manque d’avenir, c’est le tissu même de l’histoire de Pâques. 
Fin de l’histoire d’un homme sur terre, fin d’un immense espoir qui avait été placé en lui, mort du Messie, mort de Dieu. Et la question se pose : à quoi bon ? à quoi bon tous ces espoirs que ses disciples avaient placé en lui ? à quoi bon le chemin sur lequel ils l’avaient suivi ? à quoi bon continuer à croire, alors que tout disait que la fin était venue ? c’était bien la fin d’un monde, la fin de la proclamation de ce Royaume de Dieu que cet homme singulier était venu porter. Fin du Royaume, fin d’un monde. 
Tout semblait fini.

Rustica

mercredi 28 mars 2018

Le dernier tableau du dernier acte (prologue)

Incroyable paradoxe : nous nous préparons à dire, en cette semaine sainte, que celui qui meurt sur la croix, c'est le Seigneur de la vie... 
L'évangile selon Marc, le plus ancien des évangiles consacrés à Jésus, terminait l'histoire dans sa première version sur une surprise : les femmes qui étaient allées au tombeau "ne dirent rien à personne, car elles avaient peur". Ce n'est pas sur un contentement béat que nous sommes invités à rester après la résurrection, c'est sur une peur. Et tant mieux sans doute, parce qu'il n'est plus temps, pour nous, de nous reposer sur des lauriers gagnés par un autre, mais de parcourir une vie toute entière, et au-delà sans doute, dans les pas de cet homme dont la mort et la résurrection donnent un sens nouveau au monde. 
Dans la peur du conformisme, de l'immobilité, de la glu des certitudes... et dans l'espérance d'une nouveauté qui peut surgir au moment où nous nous y attendons le moins. 

Le lapin bleu de Coolus

mardi 27 mars 2018

Emballages

La grâce n'est pas un dû, c'est un cadeau.
Et Dieu s'amuse avec les emballages.

lundi 26 mars 2018

Le meilleur pour la fin

Au tout début de l'évangile selon Jean, Jésus transforme de l'eau en vin au cours d'un banquet de mariage, à Cana. L'organisateur du mariage, épaté, fait remarquer qu'il n'est pas habituel de faire servir le bon vin à la fin : en général, on peut profiter de ce que tout le monde a trop bu pour servir de la bibine à la fin de la fête, personne ne s'en souviendra. 
Dans un raccourci saisissant, l'auteur de cet évangile laisse donc entendre : Jésus, c'est pas de la bibine !
Il arrive à ce moment ultime de l'histoire, non pas comme un ajout un peu amer, un peu acide, mais comme le meilleur vin qu'on ait connu. Il est issu de la vigne d'Israël mais il est bien autre chose en plus. Dans le monde romain, comme dans le rituel juif, on a l'habitude de faire des libations sur les autels, aussi tout le monde peut comprendre l'allusion : ce vin-là qu'est Jésus va aussi être versé, à l'autre bout de l'évangile. 
Au moment de Pâques, c'est l'ensemble de l'histoire de Jésus sur terre qui prend son sens, mais aussi l'histoire de tous ceux qui l'ont précédé. C'est la fin du banquet. Il est possible que tout le monde soit trop pompette pour s'en apercevoir, et c'est pourtant le moment le plus important de l'histoire. Il se passe quelque chose qui vient bousculer nos catégories.
Le meilleur vin sera versé en libation, le meilleur vin se perdra... quel gâchis, n'est-ce pas ? Pourtant, ce que disent les chrétiens à Pâques, c'est que ce sacrifice est l'inverse d'un gâchis, pour peu qu'on prenne la peine de l'accueillir autrement. 
Cette semaine, semaine sainte qui précède Pâques, nous sommes invités tout particulièrement à accueillir la mort du Christ comme "le meilleur pour la fin"... qui remet la fin, toute fin, en question. 

Véronèse, Les noces de Cana (1563)

samedi 24 mars 2018

Dieu y consent

Les choses étaient en ordre. Un sauveur arrivait, on lui faisait fête. Normal.
Seulement, les mêmes qui l'acclament aujourd'hui hurleront à la mort demain. C'est comme ça.
Et Dieu y consent. 
Dans les élans religieux les plus intéressés et les plus hypocrites, il y a pourtant le désir profond de rencontrer Dieu. Et même si ça tourne mal, même si ça tourne au pire, Dieu y consent.
Il y a le triomphe, le sentiment de puissance, le sentiment que Dieu est du bon côté, puisque c'est le nôtre. Et Dieu y consent.
Il y a les croyances les plus folles, l'idolâtrie même, et Dieu y consent.
Demain, dimanche des Rameaux, nous serons de ceux qui étendent des rameaux sur le chemin pour accueillir le Christ Seigneur et Sauveur. Et ensuite ? Quoi qu'il arrive, Dieu y consent.
Nous attendons un Dieu César, un maître, de préférence qui nous en fera baver. Celui qui vient, c'est un libérateur, un serviteur, celui qui consent. Jusqu'au bout. 
Il ne se dresse pas contre nous, il habite avec nous nos élans les plus fous, nos colères les plus noires. Il vient mourir au milieu de nous. C'est à ça qu'il consent. 
Les choses sont en ordre. Mais pas comme nous le croyons... et Dieu y consent. 



vendredi 23 mars 2018

Bon grain à livrer ?

"Vous êtes aussi allergique à l'ivraie", qu'il a dit, le docteur (qui n'a pas compris pourquoi ça me faisait rigoler). 

Évangile selon Matthieu, chapitre 13, versets 24 à 30 : « Il leur proposa une autre parabole, et il dit : Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence dans son champ. Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l'ivraie parmi le blé, et s'en alla. Lorsque l'herbe eut poussé et donné du fruit, l'ivraie parut aussi. Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire : Seigneur, n'as-tu pas semé une bonne semence dans ton champ ? D'où vient donc qu'il y a de l'ivraie ? Il leur répondit : C'est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui dirent : Veux-tu que nous allions l'arracher ? Non, dit-il, de peur qu'en arrachant l'ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé. Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et, à l'époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé dans mon grenier. »

La tentation est grande de chercher à éradiquer le mal. C'est pourtant hors de notre portée. Essayer d'éradiquer le mal, c'est aussi écraser le bien.
Je m'en rends bien compte depuis que je suis malade : au beau milieu des moments et des réalités qui me révulsent, il y a des pépites d'humanité. Dans le mur des dos tournés, un sourire d'amitié. Pendant une procédure inquiétante ou douloureuse, une parole d'apaisement. Au milieu du silence et de la solitude volontaires, le mot bienveillant qui vient remettre de la vie. Au milieu de la pesanteur, la joie d'un rire partagé. Dans la mauvaise conscience de l'immobilité forcée, quelqu'un qui dit "Là, c'est toi qui as besoin d'aide". Une colère qui se transforme en rire, comme quand un médecin dit "Non, si c'est ça, il n'y a rien à faire : il n'y a pas encore de traitement pour cette maladie. Mais vous êtes pasteur, vous pouvez toujours prier !"
Si je refusais la réalité de la maladie, je passerais aussi à côté de toute l'inattendue beauté, la joie improbable, qui surgit quand je m'y attends le moins.
Une autre tentation est de brouiller bien et mal, de clamer que l'un est l'autre et que tout se vaut. Non, tout ne se vaut pas, essayer de croire ou de faire croire que tout se vaut enracine le mal plus profondément encore. Le mieux que nous puissions faire, c'est un régime d'éviction : autant qu'il est possible, éviter l'allergène.
Dieu merci, je ne suis pas allergique aux chats.

Ivraie enivrante

jeudi 22 mars 2018

Chat-pitre 17

- Aujourd'hui, mon chaton, je te propose de lire le chapitre 17 de l'évangile selon Marc. Ça te dit ?
- Hmmmmiaouuuu...
- Héhéhé.
- Si tu crois que j'ai pas compris.
- ... Je vois pas ce que tu veux dire.
- Il n'y a pas de chapitre 17 de l'évangile de Marc.
- OK, je rends mon tablier.
- Non, le tablier, tu peux le garder. C'est toujours utile pour éplucher des crevettes. Tu me dois bien ça. Essayer d'embobiner un chat, franchement...

Chroniques de Nüremberg

mercredi 21 mars 2018

Si c'est pour tout le monde, c'est pour personne (le salut)

Non, le salut n'est pas pour tout le monde. Parce que tout le monde, c'est personne. Tout le monde, ça n'existe pas.
Ce qui existe, c'est toi, toi, toi et toi, et encore celui-ci et celle-ci, et cette autre et cet autre. 
Le salut c'est un lien vivant avec un Autre. Et un lien, c'est ce qui unit deux personnes individuelles, pas des idées, des concepts. 
Autrement dit : le salut n'existe que parce qu'il est pour moi. 
Ça ne l'empêche pas d'être universel, à vrai dire personne n'en sait rien. Mais ce n'est pas, abstraitement, pour tout le monde. C'est pour chacun. 
(c) Plonk et Replonk

mardi 20 mars 2018

Tous et chacun (2)

- Bon, mon humaine, je reviens à ton histoire des trucs qu'on peut ou pas manger, et pourquoi ça vous sépare les uns des autres, vous autres les humains, jusque dans l'Église...
- Ah oui, quand on lit le chapitre 14 de la lettre de Paul aux Romains, tu veux dire ?
- Je suppose, oui.
- Comment on peut vivre ensemble pour devenir un "tous" à partir de plusieurs "chacun"... oui, la question est aussi brûlante aujourd'hui qu'aux premiers temps de l'Église. Et Paul, qui n'a pas l'habitude de passer à côté des questions difficiles, a deux-trois choses à dire sur la question. 
- J'imagine qu'il règle ça en deux coups de patte ?
- Pas vraiment, non. En fait, au lieu de leur dire quoi faire, il prend un risque énorme, celui de faire confiance à leur intelligence. Dicter un comportement, c'est facile, ça règle tous les problèmes avant même qu'ils apparaissent, en général, mais ce n'est pas son genre (même si on peut s'acharner à le lire comme s'il donnait des ordres, ça s'est vu...).
- Et toi, trop forte, tu ne tombes pas dans le piège, c'est ça ?
- Je sens le sarcasme, mon chaton.
- Miaaaaounnnonn...
- Mouais. Bref. J'imagine parfois Paul se torturer la plume (figurativement, parce qu'il n'écrivait pas lui-même, il dictait à un secrétaire), luttant contre la tentation de dire qui a raison et qui a tort. Et la plupart du temps, soyons honnêtes, il résiste fort bien à la tentation, et du coup, ce qu'il dit est à la fois profond et percutant. Dans ce cas précis, il rappelle à tout le monde, ceux qui mangent de tout à cause de leur foi et ceux qui refusent de manger de tout à cause de la même foi, pourquoi ils sont là. Pourquoi ils sont ensemble. Ce n'est pas parce qu'ils l'ont choisi, comme un petit club sympa pour aller passer des soirées entre potes... 
- L'Église n'est pas un club privé, miouais, t'as déjà dit ça. Plein de fois.
- Ben oui ! L'Église, c'est pas destiné à nous rassurer sur nous-mêmes, entre soi ! Vivre ensemble en Église, ce n'est pas un luxe qu'on choisit, ce n'est pas un confort, ce n'est pas une obligation morale, ce n'est certainement pas un but en soi. C'est une liberté donnée. Si on commençait à dire aux gens "tu as le droit de venir à l'Église" au lieu de laisser entendre "ce serait quand même bien que tu ailles à l'Église", ça changerait peut-être un peu la donne... C'est ça, qu'il dit, Paul. Vous avez la liberté, offerte par Dieu, d'être l'Église ensemble. 
- Bof. Ça a quand même pas l'air si folichon...
- Folichon ? mais d'où tu tires ce vocabulaire, mon chaton ?
- (...)
- OK, OK, lèche-toi une patte, j'ai rien dit. Mais pour revenir à Paul, c'est fort quand même, non ? De dire que nous avons la liberté d'accueillir l'autre, quels que soient ses scrupules religieux... et d'être accueillis avec les nôtres... Et on en a tous. 
- Tous ?
- Tous. Et Paul affirme, ce qui est quand même assez énorme : "Vous pouvez accueillir celui qui est faible dans la foi, sans critiquer ses scrupules. Que celui qui mange ne méprise pas celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car Dieu l'a accueilli". C'est quand même autrement plus profond que toutes les considérations morales et la rectitude théologique, non ? Il ne s’agit pas d’être gentils, d’être tolérants, d’être ouverts ou progressistes ! Il s’agit d’entendre l’Evangile ! Accueillez... accueillez l’autre, parce que Dieu l’a accueilli. Il n’y a pas d’autre règle que ça. 
- Ça me dit quelque chose...
- Oui, moi aussi, maintenant que tu le dis. Ailleurs dans le Nouveau Testament, je crois que ça se dit "Aime ton prochain comme toi-même". Mais aime-le vraiment. Accueille-le vraiment. Pas pour être gentil, pour être meilleur que les autres, pour respecter le catéchisme. Mais parce que tu le peux.
- Rrrr... Ça a l'air pas mal, dit comme ça. Mais je comprends pas l'histoire de "faible dans la foi".
- L'exercice spirituel nécessaire pour arriver à vivre ensemble, c'est de se demander si moi, dans ma foi, je peux encaisser les difficultés mieux ou moins bien que l'autre. Si c'est mieux, alors celui qui doit être respecté dans ses scrupules, c'est lui, pas moi. Ça conduit à réfléchir sur la solidité de sa propre foi, plutôt qu'à prendre sa propre foi comme excuse pour ne rien supporter des autres. Ça encourage le respect, le courage, la responsabilité. Et l'amour.
- Rrrrr... rrrr... 
- L'Église c'est peut-être ça, le lieu où on peut entendre, même si c'est dur à écouter : "Ne juge pas ! Ne juge pas les scrupules de l'autre ! Ne juge pas la foi de l'autre ! Ne juge pas les erreurs, les conflits, les hésitations, les incertitudes ni les fautes..." C'est l'affaire de Dieu, de s'occuper de tout ça. À nous, il est juste donné de partager un cadeau commun, un lieu commun.
- Un lieu commun ? ça fait pas un peu... commun ?
- Ben tant mieux ! Il y a tellement de lieux privés dans nos vies, on est tellement enfermés dans des lieux barricadés, littéralement et métaphoriquement, qu'en sortir pour faire l'expérience du lieu commun, c'est une forme de libération. L'Église ne sert pas à se protéger des autres, mais à accueillir les autres. Au fond, l'endroit le plus important d'un temple ou d'une église, c'est peut-être la porte d'entrée...
- Tu tournes un peu en rond, mon humaine. En fait, pour le dire en deux mots, tu dis que le but de la vie chrétienne, ce n'est pas de juxtaposer des espaces privés, mais de partager un espace public ?
- De s'y sentir accueilli et d'y accueillir. Oui. C'est ça. T'as tout compris, mon chaton.
- Sauf, mon humaine, que tu rêves complètement. J'ai comme l'impression que tu n'y comprends rien à l'humanité. Un peu comme si tu comprenais mieux les chats (ce pour quoi je te félicite, même si bien sûr tu ne connaîtras jamais toute l'étendue de la profondeur subtile de notre félinité) que ta propre espèce.
- Mon chaton, tu te laisses emporter par les mots.
- Et toi, par l'idéalisme. D'où tu vois que les humains en sont capables, de s'accueillir mutuellement ? Regarde Lampedusa, regarde Calais, regarde...
- Oui, mais j...
- Mais rien du tout. Les humains ne savent pas faire, c'est tout.
- Mais c'est ce que je dis. Et j'ai comme l'impression que Dieu, quand il s'attend à ce que nous le fassions, s'attend à un miracle.
- Tu veux dire que Dieu attend des miracles de la part des humains ? Tu es sûre que c'est dans le bon sens, ce que tu dis ?
- Oui. Je ne suis pas sûre de grand-chose, mais de ça, oui.
- Alors là, d'accord.

(c) NR (2017)

lundi 19 mars 2018

Tous et chacun (1)

Tous et chacun. Comment ça s'organise, cette histoire-là ? Comment peut-on être un "tous" plutôt qu'une accumulation de "chacun" ? Cette question s'est posée de façon très vive à la jeune Église.
Lorsqu'il écrit à la communauté de Rome entre 55 et 60 de notre ère, Paul s'étend longuement sur le sujet. 
Il l’affirme, il n’y a rien de plus important que la grâce de Dieu qui nous est offerte gratuitement, à chacun, pour faire de nous des êtres libres et profondément vivants. Mais une fois qu’on a dit ça... il reste à vivre ensemble. Et la communauté des croyants de Rome, au moment où Paul lui écrit, se pose beaucoup de questions. Comme dans toute communauté humaine, ils ne sont pas d’accord entre eux, ce qui cause un certain nombre de remous. Troublée, oui, la communauté de Rome. Sur des questions concrètes, immédiates, quotidiennes. Comment vivre sa foi ? Comment vivre au quotidien ce que la foi, profondément, nous dicte de faire ? Comment vivre sous le regard de Dieu ? Comment vivre ensemble sous le regard de Dieu ? Comment devenir un "tous" à partir de plein de "chacuns" ?
Imaginez.
Voici un chrétien de Rome. Il est d’origine païenne, c’est-à-dire qu’il vient d’un milieu où l’on rend un culte aux nombreux dieux de la cité, et à l’empereur. Ce culte consiste essentiellement en offrandes, soit de viande (on tue des animaux pour les offrir aux idoles), soit de vin (qu’on répand sur les autels). Il a écouté la prédication des premiers chrétiens à Rome et il a rencontré le Christ à travers cette prédication. Pour lui, cette rencontre signifie que toutes les pratiques du culte des idoles peuvent être abandonnées, parce qu’elles n’ont plus aucun sens. Le seul Dieu, c’est le Dieu de Jésus-Christ, et Dieu n’a pas besoin de toutes ces offrandes, de ces sacrifices : c’est gratuitement, par grâce, qu’il nous offre son salut. Pour cet homme, le péché ce serait de revenir aux idoles alors qu’il a connu Dieu ; ce serait de se soumettre à nouveau à ces idoles. Pour lui, la foi c’est de rendre grâce à Dieu pour la liberté. Liberté qui libère des faux dieux. Mais aussi liberté qui libère de tous les esclavages et du péché. La rencontre avec le Dieu de Jésus-Christ lui ouvre un avenir débarrassé de tout ce qui écrasait sa vie. 
Voici un autre chrétien de Rome. Lui est d’origine juive. Jusqu’à une génération en arrière, il y avait beaucoup de juifs à Rome, mais ils ont été expulsés par l’empereur Claude et ceux qui sont revenus sont une minorité. Ce chrétien-là appartient donc à un milieu où vivre la foi au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob signifie trouver des moyens de respecter la loi de Dieu malgré les difficultés. Ce ne sont pas les protestants qui diront le contraire : lorsqu’on est minoritaire, on s’attache à son identité, à sa culture, et souvent c’est bien ça qui permet de survivre. Ne pas lâcher la façon dont on vit sa foi, c’est s’enraciner en Dieu. C’est se tourner vers lui, dans les grandes et les petites choses. Or pour un juif à Rome dans ces années-là, une chose pose problème : le respect des lois alimentaires, ces lois prescrites par Dieu au peuple de Moïse. On ne peut pas consommer, par exemple, de viande qui ait été sacrifiée pour le culte des idoles. Mais la communauté juive est encore trop peu nombreuse pour que les boucheries cacher aient été rouvertes, et celle qu'on trouve sur le marché risque de venir d'un sacrifice. Vivre à Rome pour un juif de ces années-là, c’est donc souvent devenir végétarien, pour respecter Dieu et sa loi. Mais cet homme dont je vous parle, lui aussi, a entendu la prédication et il a cru à l’Evangile de Jésus-Christ ressuscité. Il a rencontré le Christ, lui aussi, et a accueilli dans sa vie la promesse que Dieu, en son fils, renouvelle pour le monde entier. Il est placé devant un dilemme : s’il est toujours juif, il doit toujours se conformer à la loi de Dieu, et les lois alimentaires en font partie. Mais sa foi lui ouvre d’autres horizons. Sa foi lui dicte la confiance dans un homme venu sur terre pour témoigner d’un visage de Dieu que personne, jusqu’à présent, n’avait imaginé. Un Dieu qui aime tant ses créatures qu’il va jusqu’au bout de son amour pour eux. Un Dieu qui désire tant l’amour de ses créatures qu’il ne leur demande rien en échange de sa grâce... 
Deux chrétiens. Deux vies différentes. Deux chemins qui se rejoignent. Deux hommes qui, chacun pour lui-même, doit décider ce que signifie la grâce qui survient dans sa vie. Deux hommes qui se côtoient lorsqu’ils sont réunis pour rendre grâce à Dieu pour cette grâce qui survient. Deux hommes qui ont changé de vie, radicalement, pour accueillir le Christ. Deux hommes qui partagent le repas du Seigneur. Deux hommes qui sont en bonne voie de créer un "tous". Sauf que... ils restent des "chacuns". Car, repas du Seigneur ou pas, c’est encore une question de nourriture qui les sépare.
Pour le premier, le chrétien d’origine païenne, sa foi le pousse à manger de tout. Puisqu’il n’y a plus d’idole, alors les sacrifices n’ont aucun sens et les viandes sacrifiées aux idoles sont comme toutes les autres viandes. Il mange donc de tout, parce que sa foi le lui dicte.
Pour le second, le chrétien d’origine juive, sa foi le pousse à ne pas manger de viande sacrifiée aux idoles. C’est ainsi qu’il respecte Dieu, le Dieu d’Israël qui est aussi le Dieu de Jésus-Christ. Il ne mange pas de tout, parce que sa foi le lui dicte. 
Comment vivre ensemble ? Comment respecter l’autre dans son désir profond d’accueillir Dieu, pour devenir un "tous" ?
La suite au prochain numéro... (mais si vous êtes pressés, vous pouvez toujours lire ou relire le chapitre 14 de l'épître aux Romains).

Corinthe, v. 540 av. JC

vendredi 16 mars 2018

Et sa tête tombe, au nom de la grâce divine

Voici un passage étonnant du roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov (trad. Henri Mongault). Un des frères Karamazov, Ivan, un athée auto-proclamé, raconte une histoire à son frère Aliocha, moine novice : 

"Je possède une charmante brochure traduite du français, où l’on raconte l’exécution à Genève, il y a cinq ans, d’un assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à l’âge de vingt-quatre ans. C’était un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans, à des bergers suisses, qui l’élevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre ; à sept ans, on l’envoya paître le troupeau, au froid et à l’humidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens n’éprouvaient aucun remords à le traiter ainsi ; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme d’un objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qu’alors, tel l’enfant prodigue de l’Évangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux qu’on engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsqu’il la dérobait à ces animaux : c’est ainsi qu’il passa son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ce que, devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On n’est pas sentimental dans cette ville ! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres d’associations religieuses, les dames patronnesses. Il apprit à lire et à écrire, on lui expliqua l’Évangile, et, à force de l’endoctriner et de le catéchiser, on finit par lui faire avouer solennellement son crime. Il adressa au tribunal une lettre déclarant qu’il était un monstre, mais que le Seigneur avait daigné l’éclairer et lui envoyer sa grâce. Tout Genève fut en émoi, la Genève philanthropique et bigote. Tout ce qu’il y avait de noble et de bien pensant accourut dans sa prison. On l’embrasse, on l’étreint : « Tu es notre frère ! Tu as été touché par la grâce ! » Richard pleure d’attendrissement : « Oui. Dieu m’a illuminé! Dans mon enfance et ma jeunesse, j’enviais la pâtée des pourceaux ; maintenant, la grâce m’a touché, je meurs dans le Seigneur ! — Oui, Richard, tu as versé le sang et tu dois mourir. Tu n’es pas coupable d’avoir ignoré Dieu, lorsque tu dérobais la pâtée des pourceaux et qu’on te battait pour cela (d’ailleurs, tu avais grand tort, car il est défendu de voler), mais tu as versé le sang et tu dois mourir. » Enfin le dernier jour arrive. Richard, affaibli, pleure et ne fait que répéter à chaque instant : « Voici le plus beau jour de ma vie, car je vais à Dieu! — Oui, s’écrient pasteurs, juges et dames patronnesses, c’est le plus beau jour de ta vie, car tu vas à Dieu ! » La troupe se dirige vers l’échafaud, derrière la charrette ignominieuse qui emmène Richard. On arrive au lieu du supplice. « Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur ; sa grâce t’accompagne. » Et, couvert de baisers, le frère Richard monte à l’échafaud, on l’étend sur la bascule et sa tête tombe, au nom de la grâce divine. — C’est caractéristique. Ladite brochure a été traduite en russe par les luthériens de la haute société et distribuée comme supplément gratuit à divers journaux et publications, pour instruire le peuple."

Notes de Dostoïevski pour le chapitre 5

jeudi 15 mars 2018

Disputatio

- Je ne suis pas d'accord avec toi.
- Alors tu vas en enfer.
- Ton enfer est peut-être mon paradis.

Domenico di Michelino, Dante et la divine comédie

mardi 13 mars 2018

Hic et nunc

De quoi peut-on être certain ? Si vous êtes pasteur, il y a de fortes chances pour que vous ayez à prêcher assez régulièrement sur la question. Et selon votre bord théologique et celui de vos interlocuteurs, selon votre vécu de la foi et celui de vos interlocuteurs, vous serez plus ou moins à l'aise avec le sujet. Dans la foi, de quoi peut-on être sûr ? Une réponse possible, c'est "du Christ" ou "de l'amour de Dieu", ce qui revient, au fond, à la même chose. Mais c'est une réponse qui ne résoud rien, puisqu'elle ouvre à beaucoup d'incertitudes : OK, mais le Christ, c'est qui ? c'est qui pour le monde, c'est qui pour l'Église, c'est qui pour moi ? et l'amour de Dieu, ça signifie quoi au juste ? ça a quelles implications pour le monde, pour l'Église, et pour moi ? etc.
Rien n'est tranché. Enfin vous pouvez dire que si, et vous attacher à poser des fondations solides (et c'est très utile et beau de le faire, c'est d'ailleurs une bonne part de mon métier et de ma fonction), mais au bout du bout, la foi ce n'est pas de croire à quelque chose, c'est de faire confiance à quelqu'un, et quelqu'un, ça ne s'enferme pas dans des phrases. Demandez aux premiers disciples de Jésus si ça les amusait de devoir essayer de comprendre les paraboles, tiens...
Et notre expérience de la vie humaine, c'est que ça ne marche pas, que c'est tout cassé, tout bancal. L'apôtre Paul disait qu'il faisait le mal qu'il ne voulait pas faire, et qu'il n'arrivait pas à faire le bien qu'il voulait faire. C'est la part de tout être humain, et c'est particulièrement douloureux si on croit avoir toutes les réponses : quand il dit ça, c'est pour admettre que non, il ne sait pas, mais qu'au milieu de tout ça, Dieu se manifeste. Avec et grâce à tout ça, même. Étrangement. 
Ceci pour dire que l'incertitude, quand on parle de la foi, c'est paradoxalement assez central. Or traditionnellement, le rôle d'un chef, c'est de trancher nettement entre certitude et incertitude. C'est de prendre le risque de dire "ceci est sûr" et "là on ne sait pas", pour permettre aux autres d'avancer avec un minimum de terre ferme sous les pieds. C'est aussi, dans le monde moderne, mettre son nom sur les décisions prises pour assumer la responsabilité qui en découle. 
D'où mon interrogation : un pasteur peut-il, devrait-il, assumer le rôle d'un chef ? 
Ah.
Ben je sais pas.
Il (ou elle, évidemment, hein) a pour rôle d'annoncer une Parole qui ne se laisse enfermer par rien ni personne et qui vient bouleverser les ordres les plus établis ; mais d'un autre côté, il/elle est chargé de ce que l'on appelle le "ministère de l'unité", qui consiste à mener une communauté dans l'amour fraternel et la communion là où il exerce son ministère, et à faire le lien avec l'Église-institution et avec l'Église universelle. Et ça, ça demande d'assumer, d'une façon ou d'une autre, un rôle de meneur d'humains. De faire preuve d'une certaine autorité. De dire clairement les choses, de cerner ce qui est certain et incertain, et d'endosser les responsabilités. Dans l'Église à laquelle j'appartiens, le pasteur n'est pas le seul à tenir ce rôle : il le partage avec le conseil presbytéral, élu par la communauté, et cette structure se retrouve à tous les niveaux de l'Église. Mais le rôle du pasteur reste très exposé et souvent, dans les communautés, il est de facto le représentant d'une autorité nécessaire. 
Je dois avouer que j'ai trouvé ça difficile à vivre au tout début de mon ministère. Être efficace, endosser les responsabilités, prendre des risques en décidant d'un chemin plutôt que d'un autre - tout en rappelant très fermement que ce n'est pas une fin en soi. Que la fin de cette recherche sérieuse d'utilité et de rigueur, c'est d'annoncer que nous vivons déjà pour une part dans un monde où ni autorité, ni utilité ni rigueur ne sont des critères pertinents, mais où la pure gratuité est ce qui fait vivre.
C'est une corde raide. Et il est facile de tomber, soit dans l'autoritarisme, soit dans le fatalisme, renforcés par les attentes des uns et des autres, qui ne sont pas les mêmes et sont parfois en conflit.
Mais au fond... au fond, la seule chose possible, la seule chose à laquelle s'accrocher, c'est la certitude qu'au milieu de tout ça, avec et malgré tout ça, l'important, l'incontournable, le certain qui nous échappera toujours mais qui est bien là, c'est la grâce de Dieu. Elle se manifeste dans le fait qu'il n'a pas choisi une Église parfaite, mais une Église de bras cassés, de disciples qui ne se savaient pas disciples, qui trahissaient, qui interprétaient à l'envers, de pécheurs qui se savaient pécheurs et de pécheurs qui ne se savaient pas pécheurs, de gens qui passaient leur temps à essayer d'arracher des pailles dans les yeux des autres, et tant d'autres encore. Et qu'à cette Église-là, il est donné en cadeau des pasteurs imparfaits, qui bataillent pour trouver des solutions, pour imaginer les meilleures choses à faire, qui y laissent des plumes parfois, qui baissent les bras, qui sont portés par la foi des autres, qui partagent avec passion le miracle de la grâce toujours renouvelée.
Être ce pasteur-là, c'est assez fabuleux.



lundi 12 mars 2018

"Prière pour nos pasteurs"

En faisant du tri dans mes papiers pour préparer mes cartons, j'ai retrouvé un texte offert par une aimable paroissienne quand je suis arrivée, toute fraîche sortie de la fac de théo. Je ne sais pas qui en est l'auteur, ni dans quel journal il a pu paraître, mais enfin, le voici.


samedi 10 mars 2018

Qu'est-ce qu'une paroisse ?

Pour l'Église catholique, une paroisse est la communauté de fidèles regroupés autour du curé qui a reçu délégation de l'évêque. L'évêque a autorité sur le diocèse, le curé sur la paroisse. Il y a une dimension géographique, d'ailleurs les paroisses ont donné leurs noms aux subdivisions administratives que sont devenues les communes au moment de la Révolution (c'est pour ça qu'elles ont souvent des noms de saints). Là où une paroisse s'arrête, une autre commence, de sorte que l'ensemble du territoire est couvert et que chaque paroissien sait de quelle paroisse il dépend.
Par contre, pour les protestants, il n'est pas question de géographie. On ne parle d'ailleurs pas, dans les textes officiels, de paroisse, mais d'Église locale. Et l'Église, pour les protestants, ce n'est pas un lieu, ce n'est pas un territoire, c'est un événement : l'événement d'une Parole partagée, que ce soit sous la forme du culte (et plus spécifiquement de la prédication) ou des sacrements (le baptême et la Cène). Il arrive que je parle ici de paroisse ou de paroissiens, mais je le fais à la façon protestante, pour être sûre d'être comprise dans une culture majoritairement catholique ! 
Car en France, pays modelé par le catholicisme, on continue de penser en termes de territoire lorsqu'on pense à l'Église. Même si est protestant depuis les galères, si j'ose dire. Et on comprend pourquoi : quand on habite quelque part, on "fait Église" avec ceux qui sont là, on s'enracine dans cette communauté-là, c'est normal. Encore faut-il ne jamais perdre de vue que ce n'est pas ainsi que l'Église protestante unie de France, dont je suis ministre, est conçue. Dans cette Église-là, on n'est jamais le pasteur d'un lieu : on n'est pas le pasteur de X, mais le pasteur de l'Église, envoyé à X. À la limite, on pourrait imaginer un énorme pool de pasteurs qui bougerait tout le temps dans les communautés locales, ce serait pertinent du point de vue théologique. Humainement, ce serait sûrement plus compliqué... On pourrait imaginer aussi une Église totalement dépourvue de lieux de culte, qui continuerait à prêcher et à se réunir autrement, ça fonctionnerait aussi (c'est ce qui s'est passé pendant les temps de Désert). Mais là aussi, humainement, c'est compliqué... nos "anciens" sont souvent très attachés aux lieux de culte où ils ont vécu leur vie de foi, et les "nouveaux" ont besoin de repères dans l'espace, comme tout le monde. 
Mais sur le fond, il importe de se souvenir que le pasteur n'est jamais chargé d'un territoire. Il accompagne des gens qui cherchent à vivre en disciples dans l'écoute de la Parole et la célébration des sacrements. 
Lorsque Paul écrivait partout pour essayer d'entraîner les Églises à faire une collecte pour l'Église de Jérusalem, il rappelait longuement, puissamment, que ce qui fait l'Église, ce n'est pas la couverture la plus totale possible d'un territoire, mais la solidarité entre des communautés réunies par leur tête, c'est-à-dire le Christ. Ce qu'il esquissait ainsi, c'est ce à quoi nous appartenons encore aujourd'hui : une institution-corps, qui existe parce que les communautés locales sont solidaires les unes des autres, à l'écoute d'un Autre. 

église ND de La Charité-sur-Loire

vendredi 9 mars 2018

Perdu d'avance

- ON-NEU-GRI-PHEU-PA-LEU-CA-NNNA-PÉ !!!
- Ben si.
- Je... Ah.
- Le salut est dans le lâcher prise, mon humaine. C'est toi qui l'as dit. C'est comme ça qu'advient le retournement qui conduit au salut. Et puis, on n'est plus sous la loi, que je sache. Alors un peu de grâce, mon humaine, je te prie. 
- ...
- Et puis d'abord, c'est pas moi, c'est Alphonse. Et, du fait qu'Alphonse est un fantôme, il ne peut rien faire. Donc ton canapé n'est pas griffé. Et puis de toute façon, ça sert à ça, un canapé. Et puis ça ne t'empêche pas de t'asseoir dessus, que je sache. Et comme, on l'a vu, il n'est pas griffé, il peut très bien rester dans ton bureau pour accueillir des gens. Mais il faut vraiment que tu causes à Alphonse, il arrête pas de faire des bêtises. Je me demande s'il ne te pique pas ton ordi pendant la nuit. Le dernier billet, là... bof. Y'a qu'un fantôme pour écrire un truc pareil.
- ...
- Et oui, je sais lire. C'est un de mes nombreux talents cachés. Je suis un peu mentaliste, aussi. Et j'ai eu un copain caméléon qui m'a donné quelques tuyaux.
- ...
- Tu en as, de la chance, non, d'être mon humaine ?
- ... Wouhaouh. Alors ça, mon chaton, c'était du grand art. J'en avais complètement oublié que tu as griffé mon canapé.
- Rrrrrrr Rrrrr Rrrr.
(c) PRG

jeudi 8 mars 2018

Ève, la pomme et la honte (ou pas)

En ce "jour d'la femme", qui est en réalité la journée internationale des droits des femmes, ne comptez pas sur moi pour un petit billet rigolo sur les adorables défauts féminins, parce que je suis énervée, et faut pas me marcher sur les talons aiguille. Et pour une raison qui m'échappe, être énervée me fait toujours aller lire des textes difficiles dans la Bible. Tiens, ce matin par exemple : Ève et la pomme.
Alors déjà, il n'y a pas la queue d'une pomme dans cette histoire. Et la femme ne s'appelle pas encore Ève. Mais à part ça...
Avant le malheureux incident de la mangeaille du fruit de l'arbre, Adam et la femme, sa moitié, sont nus et ils n'en reçoivent aucune honte (Gn 2,25). Mais après que ce fourbe de serpent s'en soit mêlé et qu'ils aient mangé, "leurs yeux furent ouverts et il leur apparut qu'ils étaient nus ; ayant cousu des feuilles de figuier, il s'en firent des pagnes" (Gn 3,7). Je suis frappée que dans ce passage, comme dans le dialogue avec Dieu qui suit immédiatement, il ne soit plus question de honte ; de peur, oui, mais pas de honte. On le suppose, bien sûr, que l'homme et la femme aient honte. Et les auteurs bibliques, qui ne sont pas les derniers des idiots, surtout avec le souffle de Dieu de leur côté, savent parfaitement construire le suspens pour nous obliger à suivre l'histoire pas à pas.
Avant le fruit, le regard de Dieu n'éveille pas la honte ; le regard de l'un sur l'autre n'éveille pas la honte. Après, le regard de l'un sur l'autre fait connaître la honte, et le regard de Dieu est insoutenable.
Avant le fruit, ils n'ont pas honte ; après, ils ont honte. Qu'est-ce qui s'est passé ? La connaissance. Et la connaissance de quoi ?
On traduit généralement en disant que l'arbre qui porte ce fruit est "l'arbre de la connaissance du bien et du mal". Ce qui est problématique, si on lit ça en comprenant qu'il s'agit d'un espère d'arbre à morale qui dit ce qui est bien et ce qui est mal. En fait, tov (bien) désigne ce qui est bon, beau, agréable, positif, comme quand Dieu dit "tov", bon, à chaque étape de la création. Rah (mal) désigne ce qui est mauvais, malsain, sans valeur, maléfique, malheureux.
Mais pour développer ces idées-là quand l'humain y est mêlé, la Bible ne fait pas une liste du bien et du mal, énonçant clairement ce qui est l'un ou l'autre. On nous parle plutôt de honte.
L'expérience de la honte, c'est celle de tous les humains. Ça fait partie, d'une façon ou d'une autre, de l'éducation des enfants. "Tu n'as pas honte ?" fait partie des phrases que nous avons tous entendues enfant, que ce soit à la maison, à l'école ou ailleurs. Et pour peu que ce soit dit sans perversion, c'est structurant, parce que ça permet aux enfants de comprendre la différence entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. Ça permet de faire comprendre que certains comportements, certaines paroles, leur font du mal, font du mal aux autres, et font du mal aux relations. Ça dit clairement qu'il y a du bon, et qu'il y a du mauvais, et qu'être humain consiste à naviguer à vue par rapport à ce que ça fait, qu'il y ait du bon et qu'il y ait du mauvais. Cette honte-là fait des adultes qui sont capables de dire "j'ai honte", des adultes capables d'en tirer des conclusions pour porter un regard différent sur eux-mêmes, sur leurs valeurs, sur ce qui doit être préservé et ce qui doit être évité, et capables donc de changer pour prendre un nouveau départ.
Le problème, c'est que la honte peut devenir totalement envahissante, surtout si elle est manipulée par des adultes pervers autour de l'enfant. Lorsque la honte est utilisée pour détruire l'expérience que l'enfant fait du monde, de lui-même et des autres, elle fait mourir intérieurement. Lorsque l'expérience de la honte est telle qu'elle coupe totalement du genre humain, au point qu'on ne se sente plus digne d'être appelé un humain, alors elle détruit. Elle détruit d'autant plus qu'elle n'est pas nommée. Et dans ce cas, plutôt que d'être l'occasion d'un nouveau départ, elle reste un lieu mortifère au coeur même de la vie.
Mais dans le texte de la "chute", la réaction de Dieu a quelque chose de fascinant : il n'écrase pas les deux humains sous la honte. Il la nomme, il dit ce qui s'est passé, il explique clairement que sa loi n'a pas été respectée, il examine le rôle de chacun, il condamne le comportement du serpent, et envoie l'homme et la femme en exil. Désormais, plus rien ne sera comme avant, et un nouveau départ est imposé.
Dieu, par la parole, ne menace pas, ne détruit pas. Il prend acte, il expose, il renouvelle. Il ne condamne pas à la honte pour qu'ils y marinent éternellement. Il vêt ceux qui sont nus et les envoie vivre.
La honte peut perdre, ou la honte peut ouvrir à un nouveau départ. Dieu n'est pas pervers : ce qu'il ouvre pour ces deux humains, prototypes de toute l'humanité, symboles de ce que nous sommes tous, c'est une vie nouvelle. Pour eux, la honte ne sera jamais une prison, mais un aiguillon qui tourne vers un nouvel avenir.
Qu'il nous soit donné, à nous aussi, lorsque nous ressentons de la honte, de ne pas nous y perdre, mais d'en saisir l'occasion pour une résurrection !

Lucas Cranach l'Ancien

mercredi 7 mars 2018

Où mon chat défend les pharisiens

- Mon humaine, je déborde de doute et de mal-à-l'aiseté quant à ce que tu dis sur les pharisiens.
- Tiens ? Qu'est-ce que j'ai dit, déjà ? 
- Qu'ils étaient tous des hypocrites.
- Euh... c'est pas moi qui dis ça, mon chaton, tu le sais ? C'est Jésus qui se permet cette interprétation-là, et moi j'essaie de comprendre ce qu'il veut dire. 
- Tu veux dire que Jésus a forcément raison ?
- Non. D'ailleurs je crois qu'en au moins une occasion, il a raconté une bêtise plus grosse que lui et qu'il l'a compris ensuite, mais ça m'intéresse de savoir ce qu'il dit sur la façon dont les humains comprennent leur appartenance au royaume de Dieu. Et ce que je crois comprendre, c'est qu'il critique vertement l'attitude des pharisiens, qui se croient au-dessus de tout le monde parce qu'ils se croient protégés par leur stricte application de la loi. Ils pensent que leur rectitude morale, leur respect absolu des règles et leur refus de la compromission les mettent nécessairement dans le camp des bons gars. 
- Oui, je comprends que ça soit énervant. Mais suppose qu'ils aient raison ?
- Raison comment ?
- Que ce soit important d'être du bon côté de la barrière. Et que ce soit important de savoir quelle est la loi de Dieu, pour pouvoir la respecter. 
- Mmmhhh... Je me demande si l'illusion que ça ouvre n'est pas pire que tout. Se croire hors du monde, à l'écart de l'humanité ordinaire. D'ailleurs "pharisiens" ça vient de la racine parash, qui désigne la séparation, la mise à l'écart. Ce qui se distingue, se sépare. Les pharisiens sont ceux qui croient qu'ils peuvent rester purs en refusant de se mêler aux autres et en respectant le plus possible la loi transmise par Moïse. Ils se détachent du monde pour protéger leur foi. 
- Et bien je maintiens qu'il y a du bon là-dedans. Toi qui n'es qu'une humaine, tu devrais en croire ma sagesse de chat : se savoir au-dessus de la mêlée, c'est la substance de la vie. Et si vous avez besoin, animaux grégaires que vous êtes, de vous serrer les coudes sur ce coup-là, moi je dis miaah.
- De la part de quelqu'un qui n'a jamais mis une patte dans un temple, c'est un peu tiré par les moustaches, non ? 
- Mais ça sert à quoi d'avoir de la religion si c'est pas pour se sentir du bon côté ? 
- Mon chaton, quand je suis entrée dans le ministère, c'est le truc qui me faisait hésiter. Je sais très bien que les pasteurs sont attendus sur leur capacité à dire ce qui est bien ou pas, à maintenir les traditions et à les prolonger, à mener le petit troupeau dans l'unité. Seulement moi, ce qui me passionne, c'est une Parole qui vient provoquer et bouleverser cet imaginaire-là. Le Jésus qui m'intéresse, c'est celui dont la parole est si subversive qu'elle l'a mené à la mort et que ça change tout, parce qu'elle mine toutes les illusions sur les "bons" et les "mauvais" côtés. Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers... c'est inimaginable. Vivre le ministère entre ces deux pôles-là, ça n'a rien de confortable. Peut-être que c'est juste moi, peut-être que c'est ma névrose perso qui fait que je trouve ça difficile. Mais honnêtement, je ne crois pas. Je crois qu'on bataille tous (pas juste les pasteurs, mais tous ceux pour qui la foi est une interrogation profonde dans leur vie) avec l'envie d'être du bon côté, et en même temps le désir de connaître Dieu et d'être connu de Dieu. Et ça n'est pas la même chose. 
- C'est pour ça que tu arrêtes le ministère pastoral ?
- Non. De toute façon, mon corps n'arrivait plus à suivre le rythme, et puis je peux me mettre au service de la Parole autrement qu'au service quotidien d'une Église locale. Mais ça m'interroge toujours. 
- (Baillement.) Bon, c'est pas tout ça, mais c'est l'heure de la sieste. Je te fais une place sur le canapé si tu veux parasher avec moi.
- Un de ces jours, on se fera une petite révision des formes verbales de l'hébreu, mon chaton... mais OK pour la sieste.
- Dans ce royaume-là, crois-moi, je te précède, mon humaine.

mardi 6 mars 2018

Six thés quoi ?

- Mon humaine, c'est quoi la théologie ?
- Mon chaton, je suis sous la douche. Que tu restes là à attendre que j'aie fini pour aller lécher les gouttes, soit. Que tu répandes généreusement des poils partout parce que c'est le printemps et que ça me fasse éternuer quand je mets un orteil dehors, soit. Que tu me fasses de la télépathie avec tes grands yeux verts pour réclamer des crevettes ou je ne sais quoi au moment précis où je suis dans l'incapacité physique de m'en occuper, à supposer qu'il y ait des crevettes dans la maison, soit. Mais que tu me poses une question pareille quand j'ai de la mousse dans les oreilles et froid partout parce que j'ai dû arrêter l'eau pour pouvoir te parler, là, je dois te dire en toute amitié que j'atteins la limite de mes capacités.
- Chuis un chat.
- Je... Ah. Oui. Certes. Ça peut au moins attendre que j'aie enlevé la mousse ?
- Il paraît que théologie, ça veut dire discours sur Dieu, c'est ça ?
- Oui, c'est du grec, ça... non mais attends ! zut à la fin, zou le matou, sors de là !

(...)

- Alors, mon humaine, tu es séchée et de meilleure humeur ?
- Je... Bref. Oui, théologie ça veut bien dire discours sur Dieu, ou paroles sur Dieu, voire Verbe sur Dieu (c'est le même mot que dans le prologue de l'évangile de Jean, où on traduit parfois logos par  "Verbe"). Mais comme on part du principe que personne n'a jamais vu Dieu, ça rend la discipline un rien complexe... On va parler de la façon dont les humains ont compris, comprennent et peuvent comprendre Dieu. Ça rend le champ particulièrement vaste et potentiellement miné. 
- Et on fait quoi, au juste, quand on fait de la théologie ? 
- Les autres je ne sais pas trop, je veux dire précisément au niveau du vécu... mais comme c'est une discipline, il y a des repères. Par exemple, de nos jours, on distingue quatre domaines de la théologie. En premier lieu, il y a les sciences bibliques (tout ce qui est en lien avec les textes bibliques, et même un peu plus largement, puisqu'on s'intéresse aussi aux apocryphes, à la littérature contemporaine de ces textes, etc.), avec l'étude des langues originales, l'hébreu, un brin d'araméen pour le livre de Daniel, et le grec (on peut ajouter le latin si on s'intéresse à la façon dont la Bible a été transmise et commentée dans la chrétienté pendant très longtemps), et puis l'histoire des textes, comment ils ont été écrits, pourquoi, par qui, dans quel contexte, comment ils ont été transmis, avec plein d'approches différentes que nous partageons avec les disciplines littéraires en général. C'est foisonnant, c'est passionnant.
- C'est ton truc ?
- C'est assez mon truc, oui, mais en fait ça l'était déjà avant que je m'intéresse de près à la Bible.
- Et les autres disciplines ?
- Il y a l'histoire. Pour quelqu'un qui comme moi a un mal fou avec les dates, c'est une discipline un chouia ardue, mais elle est indispensable, ne serait-ce que pour sortir de l'illusion que l'Église n'a jamais vécu ce qu'elle vit actuellement. Ou, paradoxalement, aussi pour comprendre que l'Église a déjà vécu ce qu'elle vit actuellement. Je ne sais pas si je suis très claire...
- Pas forcément, non. Et les autres disciplines ?
- La théo' prat'.
- À tes souhaits.
- Haha. Très drôle. La théologie pratique, c'est une discipline qui, au fond, réunit toutes les autres, parce qu'il s'agit d'aller comprendre avec ses yeux, ses mains et tout son corps, ce que disent les autres disciplines avec la tête. Comment ça se vit, pour de vrai, ces histoires de Dieu auprès des humains, comment on peut le dire, le vivre, agir quoi. En pratique, comme son nom l'indique. On parle d'homilétique (l'art de la prédication), de catéchétique (l'art de la transmission), d'ecclésiologie (l'étude de l'ekklesia, l'assemblée, sous ses multiples formes), d'écoute et d'accompagnement, bref de tout ce qui fait que l'Évangile est une réalité tangible. On dialogue avec plein d'autres disciplines, les sciences sociales, les arts, les autres traditions religieuses et culturelles... c'est d'une infinie richesse. Et ça n'est pas réservé aux futurs pasteurs. C'est pour tout le monde, de comprendre comment la théologie s'incarne, comment l'histoire dialogue avec la réalité d'une communauté, comment l'écoute de la Parole prend chair, comment les choix éthiques sont mis en oeuvre.
- Et l'éthique, ça va où ?
- J'y arrive. Mais d'abord, il faut que je te cause de la quatrième discipline. La théologie systématique. On considère souvent que c'est la reine des disciplines de la théologie, la plus prestigieuse sans doute. La plupart des grands auteurs chrétiens ont écrit sur la systématique.
- Et c'est quoi, ce truc ?
- Ce truc, mon chaton, c'est l'art de décrire un système.
- Beurk.
- Ben pourquoi, beurk ? C'est utile, un système ! Un système, c'est quelque chose qui répercute les mouvements dans sa totalité. Je m'explique : un système, c'est un ensemble d'éléments liés entre eux (un peu comme un mécano, par exemple), et si tu fais bouger un élément, tous les autres bougent aussi en même temps, forcément. Alors on examine comment ça bouge. Ou comment ça coince. Parce qu'il y a des éléments qu'on ne peut pas utiliser ensemble, qui ne colleront jamais ensemble, qui ne seront jamais cohérents (comme la théologie de la prospérité avec... un peu tout le reste, en réalité !). On essaie de voir comment s'articule l'idée de Dieu avec l'idée de l'humain. L'idée d'un Dieu tout-puissant et l'idée de la croix. L'idée du salut et l'idée du sacrifice. On bouge un élément, et on voit comment tout le reste bouge ou pas. Tu vois ?
- Comme l'espèce de boîte à croquettes que tu m'as installée ? comme quand tu as essayé de la retourner avant d'avoir fixé le haut avec le bas et qu'il y a eu une (bienfaisante) pluie de croquettes tout partout ?
- Hmmm... peut-être, oui. Peut-être que j'avais oublié de vérifier la cohérence de l'ensemble avant de le mettre à l'épreuve. Elles étaient bonnes, les croquettes ?
- N'essaie pas de changer de conversation. Il manque un truc, dans ta liste. L'éthique, donc. Tu mets ça où ?
- Ah oui, l'éthique. Le truc dont beaucoup qui ne comprennent rien à la théologie croient que c'est la seule et unique chose qui nous intéresse, nous autres les croyants et plus encore les théologiens. D'ailleurs, ils croient souvent aussi que l'éthique, c'est juste de la morale. Du genre, il faut faire ceci et pas cela. Non, l'éthique, c'est beaucoup plus large que ça. C'est comprendre comment le sujet humain est directement concerné par ce qu'on dit de Dieu. En fait, on met l'éthique dans la systématique, parce que l'être humain fait partie du système, tu vois. Les chats, je sais pas trop.
- Je vais y réfléchir. Mais au fond, ça sert à quoi, tout ça ? Sauf à remplir des bibliothèques et amuser quelques théologiens ?
- Mon chaton, ça sert à ne pas s'empoussiérer. Ça sert à ne pas s'arrêter de penser, et à aider tous les autres à ne pas renoncer à la pensée critique. C'est assez essentiel, en réalité... Pour les protestants, l'Église doit se réformer en permanence pour être fidèle à la Parole de Dieu, ça fait partie des grands principes issus de la Réforme, semper reformanda. Et pour faire ça, il ne suffit pas de chercher des solutions, il faut comprendre les problèmes. Trouver de nouvelles questions, de nouvelles possibilités, de nouveaux angles, pour rester fidèles à Dieu, c'est ça, la théologie.
- En fait, pour être théologien, il faut être créatif, quoi ?
- Oui... c'est ça. D'une certaine manière. Ne jamais lâcher sur la créativité.
- Ah. Je comprends pourquoi les théologiens de tous poils se font adopter par des chats, alors.

Albert Schweitzer photographié par George Rodger à Lambaréné
(c) Magnum Photos

Ceci était un petit billet fraternel en guise de clin d'oeil aux étudiants en théologie,
futurs ou actuels, 
avec toute mon admiration pour leur choix 
et mon enthousiasme pour ce chemin qu'ils entreprennent. 
Amusez-vous bien ! 

lundi 5 mars 2018

Les pharisiens sont des gens bien

Les pharisiens sont des gens très bien. Ils aiment les Écritures et les connaissent très bien. Ils ne sont pas littéralistes, ils prennent soin de l'interprétation qu'ils font des textes. Ils témoignent de leur foi et font des convertis. Ils sont généreux pour les pauvres, les veuves et les orphelins. Ils respectent leurs anciens et la tradition dont ils ont hérité. Ils détestent le désordre moral. Ils croient à la résurrection. 
Des gens bien, vraiment. Pourquoi, alors, Jésus passe-t-il son temps à dire d'eux qu'ils sont hypocrites ? 
Bon, déjà, hypocrite, c'est un mot grec, alors ça vaut peut-être la peine d'aller voir ce que ça signifie au départ. Ça désigne le masque de l'acteur, c'est-à-dire le rôle qu'il est supposé jouer pour représenter un personnage dans le texte qu'il a appris : c'est un visage artificiel, qui raconte une histoire importante dans laquelle il est obligé de s'investir, mais qui n'est pas la sienne. Et puis, hupo-critès, c'est un mot composé : hupo = dessous et critès = le critère, le jugement. Donc hupo-critès = sous le jugement. Évidemment, l'acteur de théâtre est sous le jugement du spectateur (et de l'auteur, s'il est toujours là, et même surtout s'il n'est plus là).
Alors voilà : être hypocrite, c'est se soumettre au jugement, au critère. Au devoir. À ce qui est imposé, à ce qui va de soi, à ce qui ne se discute pas. À l'histoire qui se déroule comme on attend qu'elle se déroule. Être hypocrite, c'est vivre selon le sens de l'histoire, le sens du devoir. 
Alors, hypocrite en matière de religion, ça signifie vivre selon le devoir qu'on imagine avoir envers Dieu, envers la pièce de théâtre qu'il semble nous avoir léguée. Ça signifie identifier Dieu à quelqu'un qui a un pouvoir sur nous et qui a des exigences envers nous. Pourquoi pas. Mais est-ce bien le bon Dieu ?
Je veux dire, c'est important de le savoir. C'est ce qui fait toute la différence entre se résoudre à accepter un tyran, ou vivre libre dans la bienveillance et le désir. C'est la différence entre le Dieu de notre imagination et le Dieu d'une autre réalité que la nôtre. C'est la différence entre se coller le masque à la super-glue et oser l'enlever, même si c'est dangereux, même si c'est toujours prendre un risque. Même si ça bouleverse les vies et les institutions. 
Alors oui, les pharisiens sont des gens bien. Et nous aussi, sans doute. Mais à quel Dieu sommes-nous fidèles ?


samedi 3 mars 2018

Mystères et poules de gnomes

Je ne quitterai pas le ministère pastoral sans avoir partagé avec vous quelques grands et petits mystères qui ont émaillé ces bientôt quatre ans. Dont acte - je m'interroge sur :
  • l'identité de la personne qui dépose régulièrement un numéro de L'Huma Dimanche dans ma boîte à lettres (je voudrais le/la remercier pour les économies réalisées)
  • l'identité de la personne qui encourage régulièrement son chien à se soulager pile devant ma porte (je voudrais le/la remercier pour toute la chance que Dieu m'a envoyée)
  • l'identité du mauvais génie qui crèche dans la chaudière du presbytère (je voudrais le remercier parce qu'il paraît que l'eau froide, c'est bon pour la peau)
  • l'identité du bon génie qui m'a vendu l'écran géant d'occasion pour mon ordinateur, me permettant ainsi de continuer à écrire malgré mes mirettes indécises (je voudrais lui dire que ma gratitude lui est acquise pour l'éternité et un jour et que je regrette de ne pas avoir osé lui donner l'accolade au beau milieu du magasin)
  • l'identité du pasteur à la retraite dont j'ai hérité par de multiples détours et dont l'exemplaire fatigué du Dictionnaire encyclopédique de la Bible de 1932 trône dans mon bureau, me donnant l'air sérieux (je voudrais lui dire que je lui envoie, là où il est, un salut ému et fraternel pour m'avoir sauvé la mise le jour où les KT ont voulu savoir ce que la Bible disait sur les crimes en général et la confiscation du portable en cas de punition en particulier)
  • la raison pour laquelle le rabat de ma robe pastorale penche à gauche, toujours 
  • la localisation précise du paradis des chaussettes perdues

(c) PRG

vendredi 2 mars 2018

In Code Venenum ? (le secret pastoral)

Lors de l'ordination (autrement nommée, dans la tradition réformée, reconnaissance de ministère) d'un.e ministre de mon Église, l'officiant prononce les paroles suivantes : 
Mon frère -ma sœur-, le ministère qui vous est confié par le synode national de l’Eglise protestante unie de France fait de vous, là où vous êtes placé (e), un témoin de l’universalité de l’Eglise.
Dans la soumission mutuelle, vous travaillerez fraternellement avec tous ceux qui ont part à l’œuvre du Seigneur. Vous serez responsable de vos frères et de vos sœurs. Vous les encouragerez par toute votre vie. Vous serez discret (e) dans vos propos. Vous vous garderez de tout ce qui pourrait faire tomber les plus faibles. 
Disposé (e) à accueillir et à écouter, vous serez auprès de chacun le témoin de l’amour exigeant de Dieu et de son pardon qui libère. Vous garderez secrètes les confessions que vous recevrez.
Vous serez vigilant dans la prière, persévérant (e) dans l’écoute de la Parole, fidèle au repas du Seigneur, assidu (e) aux assemblées de l’Eglise. Vous poursuivrez votre formation spirituelle, théologique, humaine. Ainsi, vous aurez à cœur de renouveler l’élan de votre ministère.
Est-ce bien là ce que vous voulez ?
Et le nouveau ministre répond : 
- Oui, je le veux. Jésus-Christ est le Seigneur. Qu’il me soit en aide.
A deux reprises donc, il est demandé au ministre qui s'engage d'être discret, de garder secrètes les confessions qui lui sont faites. Mais il ne s'agit pas que d'un engagement pris devant Dieu et devant une communauté. Le secret pastoral est protégé par la loi : il relève en effet du secret professionnel. Ça n'est d'ailleurs pas aussi simple qu'il y paraît. Dans le Code pénal, on trouve deux principes distincts quant à cette question : d'une part, l'autorité judiciaire (magistrat et tribunal) a droit à connaître toutes choses ; d'autre part, les pasteurs étant par leur état dépositaires du secret professionnel, il leur est fait interdiction de révéler tous les faits connus, qu'ils soient entendus ou supposés (avec une seule limitation, lorsque ce savoir concerne des mineurs de moins de 15 ans risquant des faits dégradants). On voit que ces deux dispositions peuvent être contradictoires, entre le devoir des uns d'exiger la connaissance et le devoir des autres de la leur refuser.
Pour la Cour de cassation appelée à se prononcer sur le sujet, c'est le secret pastoral qui doit primer. Le raisonnement est le suivant : le fait qu'il existe des lieux où existe une totale absence de sanction participe au lien social. Le pasteur devra donc tout faire pour persuader une personne de se dénoncer elle-même si nécessaire, mais il ne pourra pas lui-même révéler quoi que ce soit (sauf, on l'a vu plus haut, si un mineur est concerné). Un ministre qui souhaiterait évoquer des choses posant problème dans ce qu'il a entendu de personnes venues se confier à lui ne pourra donc le faire qu'auprès d'un autre ministre, lui-même tenu au secret. Et on ne prend jamais de notes !
Outre la dimension légale de la question, le secret est important d'un point de vue humain : comment pourrait-on se confier si l'on savait que ce que l'on a dit, même une toute petite partie, sera répété à d'autres, et surtout à d'autres que l'on côtoie dans une communauté ?
Mais que se passe-t-il si, lors d'un entretien, le pasteur lui-même est l'objet de violences ? peut-il en parler ? Là, je n'ai pas la réponse. Pourtant ça m'est arrivé, et je sais que je suis loin d'être la seule. Deux possibilités : soit on porte plainte (mais on rompt le secret professionnel, et en plus c'est prendre le risque de provoquer de grands bouleversements dans la communauté locale, alors qu'un des rôles du pasteur est de maintenir l'unité autant qu'il est possible), soit on se tait (et on respecte le secret professionnel mais alors, non seulement on peut continuer à avoir peur, mais on se fait aussi complice de ce qui est inacceptable et qui risque de se reproduire, pour soi ou pour d'autres). D'une façon ou d'une autre, ce n'est pas seulement d'un problème légal qu'il s'agit, mais de vivre avec une certaine hypocrisie inévitable inhérente à une discipline exigeante, celle de tenir sa langue. 
La nécessité de savoir tenir sa langue, comment et pourquoi, a été beaucoup explorée par les auteurs bibliques. 
Vers l'an 40 de notre ère par exemple, l'auteur de l'épître de Jacques prend acte de ce que nous trébuchons tous dans nos paroles. Il poursuit : "Si quelqu'un ne trébuche pas quand il parle, il est un homme accompli, capable de tenir en bride aussi son corps tout entier. D'ailleurs si nous plaçons un mors dans la bouche des chevaux pour qu'ils nous obéissent, nous menons aussi leur corps tout entier. Voyez! Même les bateaux, qui sont de si grands appareils et soumis à des vents si rudes, ils sont menés par un tout petit gouvernail selon l'impulsion et la volonté du pilote. De même, la langue est un petit organe, et cependant sa jactance est démesurée. Voyez ! Un petit feu qui embrasse une grande forêt ! La langue aussi est un feu. Avec la langue, l'ordre d'iniquité s'établit dans nos membres. Elle souille le corps tout entier; elle enflamme le cycle des générations en propageant une étincelle de la géhenne. De fait, toute espèce de bêtes et d'oiseaux, ainsi que de reptiles et de poissons, a été domptée et domestiquée par l'espèce humaine. Mais la langue ! Personne parmi les hommes n'est capable de la dompter, monstre de désordre, saturé d'un venin mortifère. En elle, nous bénissons le Seigneur et Père, et en elle nous maudissons les hommes créés à la ressemblance de Dieu ! De la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction ! Il ne faut pas qu'il en soit ainsi, mes frères !" (Jc 3,2-10, trad. J. Assaël et É. Cuvillier)
La langue humaine est perverse. C'est un fait. C'est très dérangeant, mais c'est vrai. Ce tout petit organe fait plus de dégâts que les catastrophes naturelles et ces dégâts retentissent sur des générations, répandant le malheur et l'injustice. On peut tuer par la parole, on peut estropier par la parole. C'est vrai.
Pourtant, l'auteur de Jc s'exclame "Il ne faut pas qu'il en soit ainsi !"
Alors qu'est-ce qui permet d'espérer ? Comment pourrait-on faire autrement ?
Le secret pastoral est peut-être ce qui garantit cet espace où la langue peut se déchaîner librement, sans risquer de causer des dégâts dans la vraie vie. Où elle peut être fourbe, malhonnête, malveillante même, sans que le pasteur lui-même le reçoive personnellement, mais pour que ça permette de travailler à tirer de tout cela l'étincelle d'espérance qui fera que la personne ne restera pas bloquée là-dessus, sans rien céder sur une Parole qui refuse fermement toute violence et toute injustice, Parole qui n'est pas la nôtre, Parole qui autorise et exige qu'on puisse dire fermement "non" pour que des "oui" puissent surgir. Est-ce seulement possible ? Je n'en sais rien. Quand ça arrive, c'est miraculeux. Quand ça n'arrive pas, c'est terrorisant.
Il serait bon que les communautés sachent qu'elles font porter implicitement cette tâche à leur pasteur. Ce n'est pas anodin, c'est parfois dangereux, ça l'expose au regard de la loi. Mais ça fait partie du ministère. Et personne n'a jamais dit que le ministère, c'était chose facile... sauf, bien sûr, les langues perverses. 

Norman Rockwell, The Gossips (1948)

jeudi 1 mars 2018

Incarnation, poil au menton (le ministère féminin)


Quand vous êtes pasteur, comme dans bien d'autres professions d'aide et de soutien à autrui, votre temps et votre énergie semblent appartenir à tout le monde, être une espèce de propriété universelle : par défaut, tout le monde y a droit (même, parfois, sans vous demander votre avis). On apprend à naviguer autour de ces écueils avec autant de grâce qu'il est possible. 
On aimerait, parfois, être un être éthéré et ailé, pourvu de toute la patience du monde et d'un temps illimité. C'est-à-dire, pas vraiment humain. Pourtant, être pasteur, c'est tenir ferme à l'incarnation. C'est pouvoir dire que personne, même le pasteur (surtout le pasteur), ne peut se dire surhumain, hors des normes de l'humanité ordinaire. Et que le pasteur aussi connaît la fatigue, le coup de mou, le pas-envie, le doute, le besoin de se retirer de l'agitation perpétuelle pour réfléchir et faire autrement. Si j'osais parler comme Lacan, qui a une rue à son nom dans la ville où j'ai été ministre en poste jusqu'à récemment, je dirais que traiter le pasteur comme un saint homme, c'est un symptôme... Penser qu'il y a des humains qui, par nature, sont des saints hommes (et femmes), c'est refuser l'incarnation. C'est, finalement, la porte ouverte à la croyance que pour être légitime aux yeux de Dieu, il faut se rendre autre qu'humain, c'est-à-dire croire qu'on peut marchander son salut avec Dieu en sacrifiant son humanité. 
L'incarnation, c'est au contraire dire que si Dieu est venu parmi nous comme un véritable humain, ce n'était pas pour faire joli sur les photos de famille... Il s'est manifesté dans la chair, comme on le dit dans l'Église depuis les origines. Et cette chair-là, celle de Jésus de Nazareth, pas une autre.
On peut en faire deux lectures théologiques différentes qui ouvrent à des implications différentes. Soit on dira qu'alors, le représentant de l'Église doit ressembler à Jésus et donc être un homme (c'est la position de l'Église catholique, même si elle est beaucoup plus complexe que ça, bien sûr). Soit on dira que Jésus est venu dans cette peau, à l'exclusion de toutes les autres, parce qu'il est bien humain et pas un ange. Alors, ce sera l'humanité véritable qui sera mise en avant, et l'affirmation que Dieu se manifeste pour les humains sous toutes les formes que prend cette humanité... y compris féminines. Ces deux pôles interprétatifs ne sont que des moments sur une échelle d'interprétations complexes, variées et parfois contradictoires. 
Le deuxième choix interprétatif est celui des Églises protestantes, mais pas toutes. La mienne, oui. Encore que le débat sur la question de l'ordination des femmes, au détour des années 1930, ait été violent, long, et que ses traces n'en aient peut-être pas totalement disparu partout, si j'en crois certaines collègues. 
Dans les cercles concernés par ces questions dans le monde anglophone, il circule une liste que je ne résiste pas à partager avec vous, les "Dix raisons pour lesquelles un homme ne devrait pas être pasteur". Elle est de la plume de l'exégète et professeur de théologie David M. Scholer et on peut la trouver, en version originale, ici

10. La place d'un homme est à l'armée.
9. Pour ceux qui ont des enfants, les responsabilités du ministère pastoral risquent de les détourner de leurs responsabilités de parent.
8. La physiologie masculine tourne naturellement les hommes vers l'abattage des arbres et la chasse aux pumas. Il serait contre nature qu'ils se livrent à des activités pastorales.
7. L'homme a été créé avant la femme. Il est évident, par conséquent, que l'homme était un prototype. Aussi, le genre masculin est un brouillon, et certainement pas le couronnement de l'oeuvre de la création.
6. Les hommes sont trop émotifs pour être prêtres ou pasteurs. Il suffit pour s'en convaincre de les observer pendant un match de foot ou de basket.
5. Certains hommes sont mignons ; ils risquent de distraire l'assistance féminine lors des célébrations.
4. Être ordonné pasteur, c'est éduquer et prendre soin de la communauté. Mais ce n'est pas un rôle d'homme. Il se trouve que tout au long de l'Histoire, ce sont les femmes qui ont été considérées comme les plus à même de prendre soin et d'éduquer, et aussi les plus attirées par ce rôle. Cela fait d'elles les candidates les plus logiques à l'ordination.
3. Les hommes sont excessivement enclins à la violence. Aucun homme vraiment viril n'acceptera de régler un conflit autrement que par la bagarre, ce qui fait des hommes de piètres exemples à suivre, et les rend dangereusement instables dans les postes de direction.
2. Tout cela n'empêche pas les hommes de s'impliquer dans les activités d'Église, même s'ils ne sont pas ordonnés. Ils peuvent balayer les allées, réparer le toit de l'église, et peut-être même diriger la chorale le jour de la fête des pères. En se cantonant à ces rôles masculins traditionnels, ils peuvent être d'une importance vitale pour la vie de l'Église.
1. Selon le Nouveau Testament, la personne qui a trahi Jésus était un homme. Son manque de foi et la punition qui s'en est ensuivie sont les symboles de la position de subordination que tous les hommes devraient respecter.

Carolina Costa, pasteure à Genève