lundi 16 novembre 2020

Traduire, d'abord

Quelque chose est survenu. Quelque chose, qui était totalement étranger à ce monde, est survenu. Quelque chose qui parle une autre langue, qui dit une autre réalité, qui convoque d’autres fidélités. Quelque chose est survenu qui nous appelle à voir ce monde-ci, le nôtre, autrement, à entendre notre langage commun autrement, à y transposer des histoires venues d’ailleurs. 
Ce quelque chose qui est survenu, appelons-le le Royaume de Dieu. Il s’est approché, il a même fait irruption dans ce monde-ci, en la personne de Jésus, que ses disciples ont reconnu comme le Christ. Dans la personne de Jésus-Christ, le Royaume s’est rendu présent à l’humanité. Il a parlé, il a agi, il a fait survenir dans notre langage humain une réalité qui ne lui appartient pas. Pour cela, il fallait un autre langage, d’autres mots, d’autres images, d’autres métaphores que les nôtres. Nous sommes, nous qui appelons Jésus le Christ à notre tour, les héritiers de ce langage nouveau qui est survenu dans notre monde. Et ça ne va pas de soi. Ça ne va pas du tout de soi. 
Les évangélistes ont raconté l'histoire, chacun à leur façon. Et nous, deux mille ans plus tard à peu de chose près, nous sommes au bénéfice de cet effort pour rendre compte du « quelque chose » qui a surgi dans le monde. Mais comment sait-on si on peut faire confiance à la parole transmise ? 
Le problème, c’est que, quand le Royaume s’approche, il est totalement hétérogène à notre monde ordinaire. Les catégories en sont renversées par rapport au nôtre, rappelez-vous, les premiers seront les derniers… Pour le monde, la survenue du Royaume, c’est l’épreuve de l’étranger. Notre langage ordinaire résiste à l’intrusion d’une étrangeté. Comment faire passer, dans notre langue, l’étrangeté du Royaume ? C’est tout le paradoxe de la traduction. Tout traducteur vous le dira, la traduction est une tâche impossible parce que traduire, c’est servir deux maîtres : l’auteur et son étrangeté, le lecteur et ses exigences de familiarité. D’un côté, l’œuvre et tout ce qui est porteur d’un langage étranger pour dire des choses totalement nouvelles et inédites, et de l’autre côté, le lecteur qui n’a encore aucune idée de ce qui l’attend et qui veut y comprendre quelque chose dans sa propre langue. Comment passer de l’un à l’autre ? Comment faire entrer dans une nouvelle langue le mystère du texte de départ ? Alors le traducteur va être ambivalent, il va servir deux maîtres : il va vouloir forcer des deux côtés, forcer sa propre langue à accepter l’étrangeté et forcer l’autre langue à s’inscrire dans sa langue maternelle. Il va se soumettre à deux loyautés.
D’un côté, le Royaume, ses histoires, ses personnages, sa logique propre, de l’autre, nous tous, notre langage ordinaire, nos attentes, notre exigence d’y comprendre quelque chose. 
Et moi, quand je vous parle aujourd’hui, je fais la même chose que les auteurs des évangiles. Je vous parle d’un monde auquel je veux être désespérément loyale parce que j’y perçois la Vie même, parce que la Vérité qui en émane est la vérité de ma vie. Mais je suis aussi loyale à notre langage commun, à vous et à moi, bien forcée d’en utiliser l’encyclopédie et la syntaxe parce que c’est ce qui nous permet de nous comprendre. Une double fidélité. De cette façon, le Royaume devient un peu plus familier, et notre langue commune, un peu plus poreuse. De cette façon, nous sommes des « serviteurs de la parole » (Lc 1,1-4), parce que nous ne cédons pas sur le désir de parler une langue inconnue, d’en goûter l’étrangeté, la beauté, mais nous ne renonçons pas à parler la langue des humains, parce que c’est là que nous avons un rôle à jouer.
Nous sommes doublement fidèles. C’est une position inconfortable ! Le traducteur vit avec la perpétuelle certitude qu’il trahit ses deux langues, parce qu’il ne peut jamais forcer l’une à devenir l’autre, ça coince toujours ! C’est inconfortable, et pourtant, dans un monde qui semble haïr l’étrangeté, nous avons pour tâche de rendre compte de quelque chose qui survient et qui est totalement étranger. Nous avons pour ambition de dire « vous savez, ça n’est pas si simple »… Nous avons pour tâche, nous aussi « serviteurs de la parole », de dire, vous savez, notre langage ne dit pas tout. Nous avons pour mission de faire dialoguer notre propre langue avec celle d’une contrée étrangère. Nous avons pour horizon la double loyauté à ce monde-ci et à un autre. Et nous avons pour mission la transmission, c’est-à-dire d’inviter dans ce monde-ci, pour nos contemporains, les échos d’un autre monde. 
Rappelons-nous, à la racine de la Réforme, il y a le geste prophétique de Martin Luther qui a traduit la Bible en allemand, pour la libérer du latin qui était la langue de l’Église. La Bible n’est pas destinée à rester l’apanage de quelques-uns qui la lisent en connaisseurs et en discutent savamment. Les textes bibliques contiennent les échos d’un monde étranger, et si personne ne s’en fait les traducteurs, alors ce monde reste silencieux pour nous. Il est toujours possible de dire les choses autrement. 
Il nous reste la responsabilité de traduire à notre tour, de prendre le risque de la traduction, pour dire ce qui, dans ces mots qui nous sont offerts, nous disent l’horizon du Royaume. Comment dirons-nous que Dieu a fait irruption de façon totalement nouvelle dans notre monde et a déjà changé ce monde ? L’apôtre Paul utilisait d’autres mots pour dire, je crois, la même chose. 
En effet, la parole de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour nous qui sommes sur la voie du salut, elle est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j'anéantirai l'intelligence des intelligents. (1 Co 1,18-19)
Il y a une certaine folie à vouloir parler de la croix à ceux qui n’en savent rien, parce que la croix renverse les valeurs du monde : là où les humains attendaient un Dieu vainqueur, le voilà qui laisser mourir son fils sur une croix ; là où les humains attendaient un règne puissant, il ressuscite mais il s’en va et nous laisse seuls à tenir le cap ; là où nous espérons qu’il vienne nous donner la puissance, il nous confie de dire comment il a déjà changé le monde, avec de simples mots, avec de simples histoires. Et il a l’air plus intéressé par le processus que par le résultat, par les moyens que par la fin. Il nous enjoint d’utiliser l’amour, la douceur, la parole, alors que nous savons bien que ce n’est pas aussi efficace que les armes, la haine et le silence. 
C’est un risque. Parler, dire l’étrangeté du Royaume, prendre le risque de la parole et de l’amour, c’est un risque. Faire confiance à une parole qui tient, qui résiste aux traductions, aux trahisons, à la transmission, parce qu’elle désigne un étranger venu habiter le monde à sa façon, c’est un risque. Faire entrer la folie de Dieu dans l’ordinaire du monde, c’est un risque. C’est celui qui nous est donné !


vendredi 13 novembre 2020

Le silence et l'absence

L'Église repose sur un type qui n'est plus là, c'est-à-dire, littéralement, sur rien. Et sur une parole qui, elle, reste, sur un souffle donné, l'immatérialité même. 

L'espèce de bouillonnement autour de la question du "droit" à la célébration des cultes me semble assez symptomatique d'une grande peur. Confrontés au vide obligé, nous sommes tentés de remplir. Confrontés à l'arrêt obligé, nous sommes tentés de redémarrer quelque chose qui vienne recouvrir cette peur du vide. 

Et si c'était l'occasion, plutôt, de se demander : quand tout s'arrête, que reste-t-il ? 

Quand il n'y a plus de rassemblements, de chants, de prières à haute voix, de rencontres, que reste-t-il ? 

Quand les activités d'Église s'arrêtent, que devient l'Église ? 

Il nous est donné, dans ce temps bien étrange, de contempler ce qui ne se donne jamais à voir d'habitude : une Église toute nue, toute vide. Que voyons-nous ? Que reste-t-il ? 

Ne serait-il pas temps de vraiment s'arrêter, et de vraiment regarder ce vide ? Ne serait-il pas temps de dire que toutes nos actions servent peut-être en temps ordinaire à recouvrir la peur du vide ? 

Mais quelle peur ? Il y en a deux. 

Il y a la peur que tout repose sur nous, que l'Église disparaisse si nous cessons de nous agiter. Alors bien sûr, on comble. Il faut produire du contenu. Il faut soulever la poussière. Il faut se sentir agir pour espérer que tout ne s'écroule pas complètement. 

Mais surtout, il y a la peur de l'absence, bien plus fondamentale, bien plus importante, celle qui est au coeur même de notre foi. Celui qui nous appelés n'est plus là - et pourtant son Eglise existe bien. Le tombeau est vide - et pourtant la résurrection existe. Dieu se fait absence et nous laisse seuls, il se fait promesse et en appelle à notre désir de rencontre. Il échappe à notre main-mise sur lui. Il se fait, pour toujours, celui que nous ne pouvons posséder. Ça, c'est très angoissant : il ne nous reste plus que le lien de confiance avec un absent. Et pourtant, c'est avec cet absent que nous sommes invités à entrer en relation. Le vide n'est pas un handicap, c'est la condition même de ce lien. C'est parce qu'il est absent que la foi est possible... 

Ne serait-il pas temps de ralentir, de mettre de côté les tentatives pour combler le silence et l'absence, pour accueillir cette absence... autrement ? 

Pour habiter le silence et l'absence et laisser résonner cette question toute simple : où en êtes-vous avec Dieu en ce moment ? 

mercredi 4 novembre 2020

Faire ou être ?

Si on arrête de faire des trucs d'Église, y a-t-il encore une Église ? Autrement dit, faut-il faire des trucs pour qu'il y ait une Église ? Ou pour poser la question autrement : si on enlève des choses, une par une, à la vie de l'Église, quand est-ce qu'il faut s'arrêter parce que si on enlève encore une chose, alors il n'y a plus d'Église ? C'est quoi la dernière chose qui fait qu'il y a une Église ? la chose indispensable ? 

C'est l'appel de Dieu qui fait l'Église, et rien d'autre. Être une Église, c'est répondre ensemble à l'appel de Dieu. Comme on peut. Et par définition, l'appel de Dieu, on ne peut pas l'enlever, vu qu'il ne dépend pas du tout de nous : la chose première, la chose qu'on ne peut pas enlever, c'est l'appel de Dieu. 

On pourrait aussi penser que ce qui fait l'Église c'est ce qu'on fait pour qu'elle soit active, visible et audible, pour qu'elle fasse le bien et dise le bon. On pourrait. Mais ce n'est pas du tout la même posture spirituelle. 

Si on pense qu'il faut "faire" l'Église, alors on vit sous un impératif et on vit l'Église comme un poids, une montagne à gravir, un ensemble de choses à faire qui ne s'épuisent jamais. On va chercher à faire toujours mieux, toujours plus, pour lutter contre la disparition. 

Si on pense qu'il suffit d'"être" l'Église, alors on vit sous le signe d'une liberté donné, d'un cadeau qui nous précède et nous offre l'espace d'une créativité toujours possible. On va chercher à faire, parce qu'on peut compter sur l'existence de l'Église qui ne dépend pas de nous. 

Faire l'Église ? Être l'Église ? Ce sont des attitudes spirituelles opposées. Ce sont des expériences de l'Église opposées, aussi. 

Par les temps qui courent, on en tirera des conclusions opposées. Pour faire l'Église, il faudra chercher à trouver les moyens de faire autrement ce qu'on fait d'habitude. Pour simplement être l'Église, rien à faire de particulier, mais une liberté qui s'ouvre de faire des choses qu'on ne fait pas d'habitude, juste parce que c'est possible, juste pour la joie de la liberté de rencontrer autrement, de réfléchir autrement, de créer autrement, de souffler autrement. Faire l'Église ? Être l'Église ? C'est une question, urgente, pour aujourd'hui.