samedi 27 janvier 2024

Discipline de 1641


« Pour bien gouverner l’Église de Dieu, il n’est pas seulement nécessaire que la parole et les sacrements soient purement administrés, mais aussi qu’il y ait quelque police ou discipline, tant entre ceux qui en ont la conduite, qu’entre les particuliers, afin de conserver la doctrine en sa pureté et de garder en bon ordre les assemblées ecclésiastiques, de contenir un chacun en son devoir, et que tous reçoivent avertissement, repréhension, consolation et subvention en leur nécessité, selon qu’il en sera besoin ». 

 

Il y a dans ce texte des échos de l’apôtre Paul quand il rappelle ce qui se trouve au cœur de l’Église et sans quoi il n’y a pas d’Église. On entend aussi des échos des épîtres pastorales, les lettres envoyées aux pasteurs des premières communautés chrétiennes lorsqu’il est apparu qu’il fallait tenir sur la durée parce que que le retour du Christ n’était pas pour tout de suite, et que l’enjeu de la fidélité au Christ impliquait aussi une dimension communautaire et éthique. 

Il est fait référence aux critères des Réformateurs sur ce qui fait l’Église : la Parole et les sacrements (le culte) ; la juste doctrine (l’enseignement) ; l’aide aux nécessiteux (la diaconie). Cela désigne en théologie réformée les trois missions de l’Église. 

Ce qui sous-tend ce texte surtout, c’est la référence explicite aux grands principes contenus dans la confession de foi de La Rochelle, texte de référence pour les réformés depuis près de 5 siècles. 


Tout ceci forme le contexte de ce texte, qui est le prologue de la Discipline de l'Église protestante de Londres et qui date de 1641. Reprenons point par point. 

 

·      Il y a Église là où la Parole est reçue et les sacrements droitement administrés :

La Confession de La Rochelle statue en son point 1.28 : « Nous protestons que là où la Parole de Dieu n’est (pas) reçue, et où on ne fait nulle profession de s’assujettir à elle, et où il n’y a nul usage des Sacrements : à parler proprement, on ne peut juger qu’il y ait aucune Église. Partant nous condamnons les assemblées de la Papauté, vu que la pure vérité de Dieu en est bannie, èsquelles les Sacrements sont corrompus, abâtardis, falsifiés, ou anéantis du tout ; et èsquelles toutes Superstitions et Idolâtries ont la vogue. »

Autrement dit, si le culte, et l’Église dont le culte est le cœur, ne respectent pas ces principes, cette église n’est pas une Église. 

 

·      Une anthropologie pessimiste 

Ayant rejeté l’idée non biblique que les humains peuvent participer à leur propre salut, les Réformateurs rappellent que les humains sont par nature enclins au péché et ne peuvent en sortir par eux-mêmes. Ils font référence parmi beaucoup d’autres textes à la sortie d’Eden mais aussi à l’interpellation lancée par Dieu à Caïn aveuglé par la jalousie juste avant le meurtre d’Abel (Gn 4,7) : « le péché est tapi à ta porte ». Le texte montre que malgré la fraternité, malgré cette interpellation, Caïn ne parvient pas à surmonter le péché qui le ronge. 

La Confession de foi de La Rochelle (article 1.9), pose ainsi les choses : « Nous croyons que l’homme ayant été créé pur et entier, et conforme à l’image de Dieu, est par sa propre faute déchu de la grâce qu’il avait reçue. Et ainsi s’est aliéné de Dieu, qui est la fontaine de justice et de tous biens, en sorte que sa nature est du tout corrompue. Et étant aveuglé en son esprit, et dépravé en son cœur, a perdu toute intégrité sans en avoir rien de reste. Et bien qu’il ait encore quelque discrétion du bien et du mal, nonobstant nous disons, que ce qu’il a de clarté, se convertit en ténèbres quand il est question de chercher Dieu ; tellement qu’il n’en peut nullement approcher par son intelligence et raison. Et bien qu’il ait une volonté par laquelle il est incité à faire ceci ou cela, toutefois elle est du tout captive sous péché ; en sorte qu’il n’a nulle liberté à bien, que celle que Dieu lui donne. »

Cette anthropologie rappelle que seule la grâce peut sauver, que notre salut dépend entièrement de Dieu, et qu’il convient de se méfier des efforts des humains pour se faire leur propre salut. 

La question se pose alors de savoir comment vivre ensemble ; et pour les Réformateurs, comment être une Église ensemble. 

 

·      « Qu’il y ait quelque police ou discipline… » : la nécessité d’avoir des principes d’administration, c’est-à-dire une discipline

C’est d’abord un principe biblique, comme lorsque Paul s’adresse aux jeunes communautés chrétiennes pour les exhorter à la discipline, par exemple en 1 Co 14,40, « que tout se fasse convenablement et dans l’ordre » dans l’Église.

Les Réformateurs ayant ôté au clergé la capacité de gouverner se trouvent face à un problème : si l’ordre de l’institution ne peut plus dépendre d’un système pyramidal qui concentre le pouvoir entre les mains de quelques-uns, comment maintenir une discipline suffisante pour fonctionner ensemble ? 

La solution est simple : on confie à l’institution en tant que structure de gouvernement ce qui a été enlevé au clergé. Ce sont désormais les textes de référence qui font loi, qui gouvernent un être-ensemble. La Bible est centrale, ainsi que ses interprétations sous forme de textes de référence comme les confessions de foi, les textes synodaux, les règlements et, à partir de Calvin, la discipline ecclésiastique. Calvin à Genève, disant que nous n’avons pas vocation à vivre « comme des rats sur la paille », met toute son énergie à écrire et mettre en œuvre ce qu’aujourd’hui on appellerait un code de bonnes pratiques et qui est littéralement une discipline, à laquelle tous se soumettent volontairement pour pouvoir former ensemble l’Église. 

C’est dans le dialogue, la disputatio, le conflit des idées (qui n’est pas, justement, conflit d’autorité ni de pouvoir), que les textes communs sont élaborés. Sinon, c’est le spectre de l’autoritarisme du clergé qui risque de revenir. La régulation du vivre-ensemble dépend désormais de la participation de tous à ce travail législatif et théologique. 

A partir de la Réforme, l’administration c’est du spirituel, car une bonne administration est le reflet d’une bonne théologie. Ce principe protestant explique pourquoi les protestants sont de bons administrateurs : c’est au cœur de leur compréhension de l’Église. 

Ce principe exige aussi le respect du principe de la parrhesia imposé par le Christ à ses disciples.

 

·      La parrhesia est un principe grec commenté par Jésus, transmis aux disciples et mis en œuvre dans les jeunes communautés. 

C’est, littéralement, le principe de la communication claire, l’injonction à parler librement et ouvertement. C’est un principe éthique qui consiste à dire la vérité, à assumer de dire « je » parce que nous sommes rendus libres de notre parole et appelés à l’habiter vraiment, devant Dieu et devant les humains. C’est un principe risqué : Jésus en meurt, Paul aussi. C’est le risque de la prédication, qui fait le cœur de la vie de l’Église, et pour les Réformateurs c’est aussi un principe de vie communautaire. 

 

 

Voici comment se conclut la Discipline de 1641:

« Supplions bien humblement ce bon Dieu et Père par notre Seigneur Jésus Christ, qu’il lui plaise d’étendre sa sainte bénédiction pour nous faire tous vivre en union de doctrine (= dans la même foi), étant liés de charité (= d’amour fraternel) mutuelle, et qu’ainsi de même cœur et volonté nous parachevions notre course à son honneur et gloire, à l’édification de l’Église et à notre salut. A lui soit honneur et gloire et bénédiction à jamais, par Jésus Christ notre Sauveur, en la communion du Saint Esprit. » 

Amen

 

 

mercredi 30 juin 2021

Que votre oui soit oui

 Lorsque Jésus envoie ses disciples en mission auprès des gens de tous les peuples à la toute fin de l’évangile selon Matthieu, il leur demande d’en faire des disciples, de les baptiser et de leur enseigner à observer tout ce qu’il leur a commandé. Il ajoutait : « Car, voyez-vous, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20). C’est sur la foi de ces paroles que les disciples sont partis. C’est sur la foi de ces paroles que nous aujourd’hui, à notre tour, partageons l’Évangile. 

Mais comment être sûrs que cette parole tient ? Qu’est-ce qui fait qu’une parole peut tenir ? 

Jésus, à la toute fin du sermon sur la montagne (tel que rapporté par Matthieu), envisage cette question. 

Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu, ni par la terre car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi. Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Quand vous parlez, dites “Oui” ou “Non” : tout le reste vient du mal. (Mt 5,33-37) 

Oui – ou non. C’est tout. Pas de place ici pour les blancs de notre volonté, pour les zones de flou, d’incertitude : oui, ou non. Ce passage biblique, comme beaucoup d’autres, éveille d’abord notre désarroi. Le monde convoque notre parole, mais ce monde est si complexe que nous ne savons pas quoi dire. Au fond de nous, nous voudrions être clairs, être sincères et sûrs de nous. Mais notre « oui » n’est jamais qu’un peut-être et notre « non », un « je ne sais pas ». 

Nous sommes humains et comme humains, nous avons la tentation d’avoir recours à un autre que nous-mêmes pour dire ce que nous ne savons pas dire, pour prendre notre responsabilité à notre place. Trop souvent, nous nous réfugions derrière la fatalité, les événements, le monde tel qu’il est. Trop souvent aussi, nous nous réfugions derrière Dieu, ou ce que nous comprenons de Dieu, pour nous protéger de la vie, pour ne pas vivre vraiment, pour ne pas dire vraiment, pour ne pas agir vraiment, pour rester dans le « peut-être » et le « je ne sais pas ». C’est une histoire de confiance : de confiance en Dieu, et de confiance en nous. 

Où se trouve la parole qui tiendra vraiment ? 

Dans ce monde qui souffre, nous voudrions oublier notre part de responsabilité. Nous sommes parfois dans la révolte, dans la désespérance. Parfois aussi, totalement inconscients du mal que nous avons pu infliger. Pourtant, il suffirait de presque rien : un mot sincère, un accueil de l’autre, un peu plus de confiance. 

Où se trouve la confiance qui tiendra vraiment ?

Nous avons besoin d’une parole qui tienne, d’un « oui » sur notre vie, qui nous ouvre une autre confiance. 

Notre oui et notre non est toujours humain, pétri de notre ambivalente humanité. Mais il y a un « oui » premier, un « oui » qui nous précède. L’auteur de la deuxième épître aux Corinthiens le dit ainsi : « En Jésus-Christ, il n’y a pas oui et non : en lui, il n’y a que oui. Ainsi, en lui, toutes les promesses de Dieu se disent comme un oui. » (2 Co 1,19-20)

Ce grand « oui » de Dieu précède le nôtre, toujours. Il s’adresse à nous, même quand nous doutons sur notre chemin, quand nous nous sentons paralysés par la peur au point de ne plus savoir quoi dire, quoi faire. Il prononce le « oui » nécessaire et ainsi il nous donne une identité que rien ne peut nous ravir. Cette promesse nouvelle n’est pas due à nos efforts, ni à nos repentirs, elle vient, parce qu’elle est le Christ qui chemine avec nous, envers et contre tout, tous les jours jusqu’à la fin des temps, elle est le Christ qui, toujours, vient. 

Cette promesse sur notre vie soutient chacun de nos pas et nous permet d’habiter cette vie sans en craindre l’ambivalence : en prenant le risque de ce qui survient. Il s’agit, comme le disait le réformateur Martin Luther, de « pêcher courageusement », autrement dit, de prendre le risque ! Dire « oui » ou « non », selon la situation, sans craindre d’y jouer notre salut, parce que ça c’est déjà fait, ni notre être même, parce que ça, c’est bien ailleurs que dans nos actes que ça se joue. Extraordinaire liberté qui s’ouvre ainsi devant nous ! Le « oui » premier de Dieu nous donne d’habiter tranquillement notre propre parole. 

Autre chose s’ouvre devant nous. Notre parole est seconde, mais elle n’est pas sans valeur. Elle est incertaine certes, fragile, face aux orages du monde, mais elle est notre présence à ce monde, elle porte le courage de l’action, de l’engagement, de la parole responsable, de l’espérance active. Le « oui » premier de Dieu nous précède toujours et être disciple c’est, tranquillement, courageusement, répondre « oui » à notre tour. Un vrai « oui », tranquille et assuré, parce qu’il découle d’un « oui » qui ne vient pas de nous. 

Que votre « oui » soit « oui », que votre « non » soit « non ». Car il y a des « non » à poser aussi. Il y a des choses à refuser, des compromis à refuser. Mais là encore, ces « non » sont précédés par le grand « non » de Dieu sur ce qui avilit l’humain, sur ce qui nie la singularité de l’être humain. C’est alors une ligne de crête qui s’ouvre devant nous ; un équilibre à trouver à chaque pas. Faire un pas, c’est toujours prendre un risque. 

Que votre « oui » soit « oui », que votre « non » soit « non ». C’est possible, parce qu’une autre confiance est possible, dans une parole qui nous précède et nous dit que nous sommes les enfants de Dieu, pour lesquels un chemin s’ouvre, pas à pas. Oui, c’est vrai.  

Que cette assurance du « oui » de Dieu sur nous, nous donne de dire « oui » à notre tour, qu’elle nous donne le réconfort aux jours difficiles, qu’elle nous libère de la peur et nous donne le courage, la force et la joie de vivre avec nos frères et nos sœurs sur cette terre !



Francisco del Cossa, Annonciation et nativité (1470), Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

samedi 23 janvier 2021

Le salut

- Dis, mon humaine, dans ton système, là, qui mérite le salut ?

- Mon chaton, déjà ce n'est pas "mon" système, il existait bien avant ma naissance et je fais comme tout le monde, j'essaie de comprendre comment il marche et ce qu'il vaudrait mieux laisser dehors. Et puis je te retourne la question : à ton avis, qui mérite le salut ?

- Les gens qui pensent à remettre des croquettes. Et des bonnes, hein, pas des trucs cartonneux "goût saumon", on me la fait pas, à moi.

- Je vois. Et qui d'autre ? 

- Euh... je sais pas. Les poissonniers ?

- Hmmm. Et ?

- Et les gens qui conduisent les camions qui amènent les crevettes jusqu'au poissonnier ?

- En gros, tous ceux qui concourent à la satisfaction de ta gourmandise, quoi.

- Pas ma gourmandise. Le strict minimum pour ma survie matérielle et émotionnelle.

- Je vois. Et les pourvoyeurs de gratouillis, non ? Ni les gens qui cousent des coussins dodus et moelleux ? Ni les plombiers qui font en sorte que le robinet soit réparé pour que tu ailles lécher les gouttes ? 

- Si si. OK. Ceux-là aussi.

- Et quelques autres ?

- Et quelques autres, si tu veux.

- Mais lesquels, mon chaton ? 

- Ah, pour ceux-là, mon humaine, je laisse Dieu décider. 

- Alors on est revenus à ta question de départ : au regard de Dieu, qui a droit au salut ? 

- Oui, mais au milieu de la discussion on a parlé de crevettes, alors tout va bien.

- Tout va bien parce que tu n'as aucun pouvoir mon chaton (sauf le pouvoir de la persuasion, qui est très grand, la force est puissante en toi). Mais sérieusement : la seule question qui importe à propos du salut, c'est "au regard de qui ?" Le problème, c'est que ceux qui ont le pouvoir de se prononcer sur la question ne sont pas Dieu et que c'est un pouvoir dont il est très facile d'abuser. Il faut pouvoir tenir fermement au salut comme ce qui se joue devant Dieu et nulle part ailleurs. Et alors, si on tient ça, la question qui reste c'est "Qui est ce Dieu ?" Avec quel Dieu un lien de confiance peut-il se créer, pour ne pas avoir peur de dépendre de lui pour ton salut ? 

- Je vois. Mais tu n'as pas dit ce que c'est, le salut.

- Certes. Mais c'est simplement parce que personne n'en sait rien. On a des idées, on sait globalement ce que ça ne peut pas être, on a des métaphores pour dire ce que c'est, mais strictement parlant, personne ne le sait. Ce qui est peut-être bien une bonne nouvelle : ça rend les humains incapables de trancher et ça laisse cette décision strictement à Dieu. Enfin... en principe. Parce qu'en réalité, il y a bien des forces à l'oeuvre qui se mêlent de nous dire ce qu'est le salut. Depuis les religions qui imposent des codes de morale à une économie triomphante qui nous explique que travailler pour consommer c'est être, à nos propres parts d'ombre qui essaient de nous faire rejouer des tentatives pour nous sauver nous-mêmes ou aux machisme/racisme/haines ambiantes qui affirment que seuls les hommes/blancs/purs ont droit au salut... ça fait du monde à se croire propriétaires de la question.  

- Vous êtes impossibles, vous les humains.

- C'est bien pour ça, mon chaton, qu'on a besoin d'aide. 

lundi 16 novembre 2020

Traduire, d'abord

Quelque chose est survenu. Quelque chose, qui était totalement étranger à ce monde, est survenu. Quelque chose qui parle une autre langue, qui dit une autre réalité, qui convoque d’autres fidélités. Quelque chose est survenu qui nous appelle à voir ce monde-ci, le nôtre, autrement, à entendre notre langage commun autrement, à y transposer des histoires venues d’ailleurs. 
Ce quelque chose qui est survenu, appelons-le le Royaume de Dieu. Il s’est approché, il a même fait irruption dans ce monde-ci, en la personne de Jésus, que ses disciples ont reconnu comme le Christ. Dans la personne de Jésus-Christ, le Royaume s’est rendu présent à l’humanité. Il a parlé, il a agi, il a fait survenir dans notre langage humain une réalité qui ne lui appartient pas. Pour cela, il fallait un autre langage, d’autres mots, d’autres images, d’autres métaphores que les nôtres. Nous sommes, nous qui appelons Jésus le Christ à notre tour, les héritiers de ce langage nouveau qui est survenu dans notre monde. Et ça ne va pas de soi. Ça ne va pas du tout de soi. 
Les évangélistes ont raconté l'histoire, chacun à leur façon. Et nous, deux mille ans plus tard à peu de chose près, nous sommes au bénéfice de cet effort pour rendre compte du « quelque chose » qui a surgi dans le monde. Mais comment sait-on si on peut faire confiance à la parole transmise ? 
Le problème, c’est que, quand le Royaume s’approche, il est totalement hétérogène à notre monde ordinaire. Les catégories en sont renversées par rapport au nôtre, rappelez-vous, les premiers seront les derniers… Pour le monde, la survenue du Royaume, c’est l’épreuve de l’étranger. Notre langage ordinaire résiste à l’intrusion d’une étrangeté. Comment faire passer, dans notre langue, l’étrangeté du Royaume ? C’est tout le paradoxe de la traduction. Tout traducteur vous le dira, la traduction est une tâche impossible parce que traduire, c’est servir deux maîtres : l’auteur et son étrangeté, le lecteur et ses exigences de familiarité. D’un côté, l’œuvre et tout ce qui est porteur d’un langage étranger pour dire des choses totalement nouvelles et inédites, et de l’autre côté, le lecteur qui n’a encore aucune idée de ce qui l’attend et qui veut y comprendre quelque chose dans sa propre langue. Comment passer de l’un à l’autre ? Comment faire entrer dans une nouvelle langue le mystère du texte de départ ? Alors le traducteur va être ambivalent, il va servir deux maîtres : il va vouloir forcer des deux côtés, forcer sa propre langue à accepter l’étrangeté et forcer l’autre langue à s’inscrire dans sa langue maternelle. Il va se soumettre à deux loyautés.
D’un côté, le Royaume, ses histoires, ses personnages, sa logique propre, de l’autre, nous tous, notre langage ordinaire, nos attentes, notre exigence d’y comprendre quelque chose. 
Et moi, quand je vous parle aujourd’hui, je fais la même chose que les auteurs des évangiles. Je vous parle d’un monde auquel je veux être désespérément loyale parce que j’y perçois la Vie même, parce que la Vérité qui en émane est la vérité de ma vie. Mais je suis aussi loyale à notre langage commun, à vous et à moi, bien forcée d’en utiliser l’encyclopédie et la syntaxe parce que c’est ce qui nous permet de nous comprendre. Une double fidélité. De cette façon, le Royaume devient un peu plus familier, et notre langue commune, un peu plus poreuse. De cette façon, nous sommes des « serviteurs de la parole » (Lc 1,1-4), parce que nous ne cédons pas sur le désir de parler une langue inconnue, d’en goûter l’étrangeté, la beauté, mais nous ne renonçons pas à parler la langue des humains, parce que c’est là que nous avons un rôle à jouer.
Nous sommes doublement fidèles. C’est une position inconfortable ! Le traducteur vit avec la perpétuelle certitude qu’il trahit ses deux langues, parce qu’il ne peut jamais forcer l’une à devenir l’autre, ça coince toujours ! C’est inconfortable, et pourtant, dans un monde qui semble haïr l’étrangeté, nous avons pour tâche de rendre compte de quelque chose qui survient et qui est totalement étranger. Nous avons pour ambition de dire « vous savez, ça n’est pas si simple »… Nous avons pour tâche, nous aussi « serviteurs de la parole », de dire, vous savez, notre langage ne dit pas tout. Nous avons pour mission de faire dialoguer notre propre langue avec celle d’une contrée étrangère. Nous avons pour horizon la double loyauté à ce monde-ci et à un autre. Et nous avons pour mission la transmission, c’est-à-dire d’inviter dans ce monde-ci, pour nos contemporains, les échos d’un autre monde. 
Rappelons-nous, à la racine de la Réforme, il y a le geste prophétique de Martin Luther qui a traduit la Bible en allemand, pour la libérer du latin qui était la langue de l’Église. La Bible n’est pas destinée à rester l’apanage de quelques-uns qui la lisent en connaisseurs et en discutent savamment. Les textes bibliques contiennent les échos d’un monde étranger, et si personne ne s’en fait les traducteurs, alors ce monde reste silencieux pour nous. Il est toujours possible de dire les choses autrement. 
Il nous reste la responsabilité de traduire à notre tour, de prendre le risque de la traduction, pour dire ce qui, dans ces mots qui nous sont offerts, nous disent l’horizon du Royaume. Comment dirons-nous que Dieu a fait irruption de façon totalement nouvelle dans notre monde et a déjà changé ce monde ? L’apôtre Paul utilisait d’autres mots pour dire, je crois, la même chose. 
En effet, la parole de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour nous qui sommes sur la voie du salut, elle est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j'anéantirai l'intelligence des intelligents. (1 Co 1,18-19)
Il y a une certaine folie à vouloir parler de la croix à ceux qui n’en savent rien, parce que la croix renverse les valeurs du monde : là où les humains attendaient un Dieu vainqueur, le voilà qui laisser mourir son fils sur une croix ; là où les humains attendaient un règne puissant, il ressuscite mais il s’en va et nous laisse seuls à tenir le cap ; là où nous espérons qu’il vienne nous donner la puissance, il nous confie de dire comment il a déjà changé le monde, avec de simples mots, avec de simples histoires. Et il a l’air plus intéressé par le processus que par le résultat, par les moyens que par la fin. Il nous enjoint d’utiliser l’amour, la douceur, la parole, alors que nous savons bien que ce n’est pas aussi efficace que les armes, la haine et le silence. 
C’est un risque. Parler, dire l’étrangeté du Royaume, prendre le risque de la parole et de l’amour, c’est un risque. Faire confiance à une parole qui tient, qui résiste aux traductions, aux trahisons, à la transmission, parce qu’elle désigne un étranger venu habiter le monde à sa façon, c’est un risque. Faire entrer la folie de Dieu dans l’ordinaire du monde, c’est un risque. C’est celui qui nous est donné !


vendredi 13 novembre 2020

Le silence et l'absence

L'Église repose sur un type qui n'est plus là, c'est-à-dire, littéralement, sur rien. Et sur une parole qui, elle, reste, sur un souffle donné, l'immatérialité même. 

L'espèce de bouillonnement autour de la question du "droit" à la célébration des cultes me semble assez symptomatique d'une grande peur. Confrontés au vide obligé, nous sommes tentés de remplir. Confrontés à l'arrêt obligé, nous sommes tentés de redémarrer quelque chose qui vienne recouvrir cette peur du vide. 

Et si c'était l'occasion, plutôt, de se demander : quand tout s'arrête, que reste-t-il ? 

Quand il n'y a plus de rassemblements, de chants, de prières à haute voix, de rencontres, que reste-t-il ? 

Quand les activités d'Église s'arrêtent, que devient l'Église ? 

Il nous est donné, dans ce temps bien étrange, de contempler ce qui ne se donne jamais à voir d'habitude : une Église toute nue, toute vide. Que voyons-nous ? Que reste-t-il ? 

Ne serait-il pas temps de vraiment s'arrêter, et de vraiment regarder ce vide ? Ne serait-il pas temps de dire que toutes nos actions servent peut-être en temps ordinaire à recouvrir la peur du vide ? 

Mais quelle peur ? Il y en a deux. 

Il y a la peur que tout repose sur nous, que l'Église disparaisse si nous cessons de nous agiter. Alors bien sûr, on comble. Il faut produire du contenu. Il faut soulever la poussière. Il faut se sentir agir pour espérer que tout ne s'écroule pas complètement. 

Mais surtout, il y a la peur de l'absence, bien plus fondamentale, bien plus importante, celle qui est au coeur même de notre foi. Celui qui nous appelés n'est plus là - et pourtant son Eglise existe bien. Le tombeau est vide - et pourtant la résurrection existe. Dieu se fait absence et nous laisse seuls, il se fait promesse et en appelle à notre désir de rencontre. Il échappe à notre main-mise sur lui. Il se fait, pour toujours, celui que nous ne pouvons posséder. Ça, c'est très angoissant : il ne nous reste plus que le lien de confiance avec un absent. Et pourtant, c'est avec cet absent que nous sommes invités à entrer en relation. Le vide n'est pas un handicap, c'est la condition même de ce lien. C'est parce qu'il est absent que la foi est possible... 

Ne serait-il pas temps de ralentir, de mettre de côté les tentatives pour combler le silence et l'absence, pour accueillir cette absence... autrement ? 

Pour habiter le silence et l'absence et laisser résonner cette question toute simple : où en êtes-vous avec Dieu en ce moment ? 

mercredi 4 novembre 2020

Faire ou être ?

Si on arrête de faire des trucs d'Église, y a-t-il encore une Église ? Autrement dit, faut-il faire des trucs pour qu'il y ait une Église ? Ou pour poser la question autrement : si on enlève des choses, une par une, à la vie de l'Église, quand est-ce qu'il faut s'arrêter parce que si on enlève encore une chose, alors il n'y a plus d'Église ? C'est quoi la dernière chose qui fait qu'il y a une Église ? la chose indispensable ? 

C'est l'appel de Dieu qui fait l'Église, et rien d'autre. Être une Église, c'est répondre ensemble à l'appel de Dieu. Comme on peut. Et par définition, l'appel de Dieu, on ne peut pas l'enlever, vu qu'il ne dépend pas du tout de nous : la chose première, la chose qu'on ne peut pas enlever, c'est l'appel de Dieu. 

On pourrait aussi penser que ce qui fait l'Église c'est ce qu'on fait pour qu'elle soit active, visible et audible, pour qu'elle fasse le bien et dise le bon. On pourrait. Mais ce n'est pas du tout la même posture spirituelle. 

Si on pense qu'il faut "faire" l'Église, alors on vit sous un impératif et on vit l'Église comme un poids, une montagne à gravir, un ensemble de choses à faire qui ne s'épuisent jamais. On va chercher à faire toujours mieux, toujours plus, pour lutter contre la disparition. 

Si on pense qu'il suffit d'"être" l'Église, alors on vit sous le signe d'une liberté donné, d'un cadeau qui nous précède et nous offre l'espace d'une créativité toujours possible. On va chercher à faire, parce qu'on peut compter sur l'existence de l'Église qui ne dépend pas de nous. 

Faire l'Église ? Être l'Église ? Ce sont des attitudes spirituelles opposées. Ce sont des expériences de l'Église opposées, aussi. 

Par les temps qui courent, on en tirera des conclusions opposées. Pour faire l'Église, il faudra chercher à trouver les moyens de faire autrement ce qu'on fait d'habitude. Pour simplement être l'Église, rien à faire de particulier, mais une liberté qui s'ouvre de faire des choses qu'on ne fait pas d'habitude, juste parce que c'est possible, juste pour la joie de la liberté de rencontrer autrement, de réfléchir autrement, de créer autrement, de souffler autrement. Faire l'Église ? Être l'Église ? C'est une question, urgente, pour aujourd'hui. 


samedi 13 juin 2020

A sa place

Tu ne sais pas : tu ne sais pas quel est le jugement de Dieu sur toi.
Tu ne sais pas quel est le jugement de Dieu sur l'autre. Et lui, elle, ne sait pas non plus quel est le jugement de Dieu sur toi. 
Les honneurs ou la honte qui s'attachent à nous ici-bas ne sont pas les honneurs ou la honte dans le regard que Dieu porte sur nous. Le malheureux à la porte de nos villes ? il est peut-être prince au regard de Dieu - qui le sait ? Le fier qui se pavane ? il est peut-être destiné au pied de la table dans le regard de Dieu. Qui peut le dire ? en vérité, personne. 
Une conséquence de cette idée, c'est que je ne peux pas regarder mon prochain, ma prochaine, comme une cause perdue ni comme un maître du monde, parce que le jugement de Dieu m'est inconnu, dans un sens comme dans l'autre. Je suis bien obligée de considérer tout prochain, quel que soit son rang apparent, avec le regard le plus positif qui soit. Simple ? non. Honnête ? autant que je peux l'être. Parce que je ne sais pas. Je crois que le jugement de Dieu est important, mais il m'échappe absolument, et si j'admets que je ne suis pas Dieu, je suis bien forcée de voir dans mon prochain, ma prochaine, la merveille qu'il ou elle est probablement au regard de Dieu. Evidemment, je pourrais aussi faire le contraire et croire que Dieu le, la condamne et m'autoriser à le, la condamner aussi... mais c'est un jeu dangereux.
C'est Jésus qui le dit, que c'est un jeu dangereux. On peut lire ça dans l'évangile selon Luc, au milieu d'un long passage où Jésus mange avec des gens pas tellement recommandables, au grand dam de tout un tas de gens très bien qui ne se privent pas de le faire remarquer. Pour ces gens très bien, il s'agit bien sûr de savoir quelle est sa place et s'y tenir. Les pauvres et les pécheurs à leur place, le plus loin possible des bonnes gens, les bonnes gens en haut de la table, parce que c'est comme ça. Toute ressemblance avec notre monde actuel ne me semble pas entièrement fortuite. 
Alors voilà :
Jésus adressa une parabole aux invités parce qu'i remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places; il leur disait: Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée, et que celui qui vous a invités d'un et l'autre ne vienne te dire : "Cède-lui la place". Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place. Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière!re place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : "Mon ami, monte plus haut !" Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi. En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
Tu ne sais pas où ton hôte te placera : ne vole pas une bonne place qui ne serait pas la tienne. Tu ne sais pas où votre hôte vous placera : fais le pari que chacun mérite la meilleure place. Parce que vous ne savez pas... 
Il y a une conséquence importante à cette idée : lutter pour le respect de tout être humain dès ici et maintenant devient incontournable. Parce que nous ne savons pas... 

Retable du jugement dernier aux hospices de Beaune (Rogier van Weyden)
Retable du Jugement dernier aux hospices de Beaune 
(Rogier van Weyden)