samedi 13 juin 2020

A sa place

Tu ne sais pas : tu ne sais pas quel est le jugement de Dieu sur toi.
Tu ne sais pas quel est le jugement de Dieu sur l'autre. Et lui, elle, ne sait pas non plus quel est le jugement de Dieu sur toi. 
Les honneurs ou la honte qui s'attachent à nous ici-bas ne sont pas les honneurs ou la honte dans le regard que Dieu porte sur nous. Le malheureux à la porte de nos villes ? il est peut-être prince au regard de Dieu - qui le sait ? Le fier qui se pavane ? il est peut-être destiné au pied de la table dans le regard de Dieu. Qui peut le dire ? en vérité, personne. 
Une conséquence de cette idée, c'est que je ne peux pas regarder mon prochain, ma prochaine, comme une cause perdue ni comme un maître du monde, parce que le jugement de Dieu m'est inconnu, dans un sens comme dans l'autre. Je suis bien obligée de considérer tout prochain, quel que soit son rang apparent, avec le regard le plus positif qui soit. Simple ? non. Honnête ? autant que je peux l'être. Parce que je ne sais pas. Je crois que le jugement de Dieu est important, mais il m'échappe absolument, et si j'admets que je ne suis pas Dieu, je suis bien forcée de voir dans mon prochain, ma prochaine, la merveille qu'il ou elle est probablement au regard de Dieu. Evidemment, je pourrais aussi faire le contraire et croire que Dieu le, la condamne et m'autoriser à le, la condamner aussi... mais c'est un jeu dangereux.
C'est Jésus qui le dit, que c'est un jeu dangereux. On peut lire ça dans l'évangile selon Luc, au milieu d'un long passage où Jésus mange avec des gens pas tellement recommandables, au grand dam de tout un tas de gens très bien qui ne se privent pas de le faire remarquer. Pour ces gens très bien, il s'agit bien sûr de savoir quelle est sa place et s'y tenir. Les pauvres et les pécheurs à leur place, le plus loin possible des bonnes gens, les bonnes gens en haut de la table, parce que c'est comme ça. Toute ressemblance avec notre monde actuel ne me semble pas entièrement fortuite. 
Alors voilà :
Jésus adressa une parabole aux invités parce qu'i remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places; il leur disait: Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée, et que celui qui vous a invités d'un et l'autre ne vienne te dire : "Cède-lui la place". Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place. Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière!re place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : "Mon ami, monte plus haut !" Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi. En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
Tu ne sais pas où ton hôte te placera : ne vole pas une bonne place qui ne serait pas la tienne. Tu ne sais pas où votre hôte vous placera : fais le pari que chacun mérite la meilleure place. Parce que vous ne savez pas... 
Il y a une conséquence importante à cette idée : lutter pour le respect de tout être humain dès ici et maintenant devient incontournable. Parce que nous ne savons pas... 

Retable du jugement dernier aux hospices de Beaune (Rogier van Weyden)
Retable du Jugement dernier aux hospices de Beaune 
(Rogier van Weyden)

lundi 8 juin 2020

Mérite

Il y a une façon de dire "Je l'ai mérité, j'y ai bien droit".
Il y a une façon de dire "Il l'a bien mérité, je m'en lave les mains". 
Que veut dire "mériter" ? 
Dans certains cas, il s'agit de dire que ce que nous avons, c'est par notre propre mérite que nous l'avons, et que rien ni personne n'a le droit de remettre en cause cet état de fait. 
Dans d'autres cas, il s'agit de dire que ce qui arrive à quelqu'un d'autre ne survient que par une faute de sa part, que quelque part, il l'a bien cherché. 
Il y a une façon de dire que nous méritons d'avoir les avantages que nous avons. C'est une façon de refuser de voir que ce que nous croyons mériter, nous en avons en fait hérité sans l'avoir cherché et nous en profitons sans y réfléchir. 
Il y a une façon de dire que les autres méritent le malheur qui leur échoit. C'est une façon d'attribuer à des individus la responsabilité du mal qui les atteint, pour refuser de voir que le mal vient d'ailleurs.
Tout ceci se traduit ainsi : "Je mérite le bien qui m'arrive, parce que je suis une bonne personne. Ils méritent le mal qui leur arrive, parce que ce sont de mauvaises personnes."
Dans un cas comme dans l'autre, on cherche à éviter de voir que les uns comme les autres, nous sommes pris dans des choses qui nous dépassent et auxquelles nous ne pouvons rien - ou si peu. 
La religion, hélas, peut nous tirer dans le sens d'une illusion coupable sur nos mérites et ceux des autres.
Quand vous avez passé votre vie à croire que vous êtes meilleur et que vous méritez le bon qui vous arrive, ou quand vous l'avez appris de gens que vous aimez et que vous auriez le sentiment de trahir si vous pensiez autrement, il est moins douloureux de vivre sous cette loi. Être dans les petits papiers de Dieu et en récolter les fruits. Regarder de travers ceux qui sont forcément en faute si le malheur leur échoit.
Il se trouve que Jésus met tout ça à l'envers.
Pour l'auteur de l'évangile selon Jean (au chapitre 9), cette question fait un tas de foin, à cause d'un type qui était aveugle, aveugle de naissance, et qui un jour croise la route de Jésus. Les disciples, bien renseignés sur la question des mérites et démérites et de ce que la religion est supposée en dire, se demandent qui a fauté, pour qu'il devienne aveugle : ça peut être lui (m'enfin il était bébé, alors quand même...) ou alors, évidemment, ses parents. Mais ça n'a quand même pas l'air bien solide comme idée, alors ils posent la question au type qu'ils suivent depuis un moment et qui a l'air d'avoir des idées bien arrêtées sur un certain nombre de choses : Jésus.
Evidemment, il répond à côté. Ni l'un ni les autres, dit-il. Et il ajoute un truc sur le fait qu'on peut travailler pendant qu'il fait jour et que ça tombe bien, c'est lui la lumière du monde. Et un autre truc sur la gloire de Dieu. Et paf, il guérit le type. Le foin ne s'arrête pas là : tout un tas de gens convoquent tout un tas de gens pour éclaircir cette histoire, et demander pourquoi l'ordre naturel des choses était remis en question, un jour de sabbat en plus. Ils ne voient pas du tout comment ça peut se faire. Ce type qui n'avait pas mérité la guérison, qui avait même mérité par son péché l'injustice qui le frappait, qu'ils disaient, il ne fallait quand même pas être grand druide pour voir que c'était une vaste fumisterie. Y a pas de "faut voir", c'est tout vu - et ils le fichent dehors.
Bon. Et nous, on fait quoi ? On essaye de voir ou pas ? On essaye de voir ou on préfère notre aveuglement ? On en fait quoi, de cette question du mérite ?
On peut tout à fait croire qu'on a mérité le bon et que les autres méritent le mal. La question est alors : est-ce bien chrétien, comme sentiment ?
Au moment de la Réforme, on a beaucoup agité cette question : peut-on ajouter à ses mérites en payant (ça s'appelle les indulgences) ? Peut-on sauver ceux qui sont déjà morts en leur payant des mérites pour les sortir du purgatoire ? Plus tard, la question a évolué, mais on ne s'en est jamais vraiment débarrassé. Quand des êtres humains ont été réduits à néant parce qu'ils ne méritaient pas d'être en vie, on a dit pour justifier ça qu'ils n'étaient pas vraiment humains. Des humains méritent le respect, oui - mais ceux-là ne l'étaient pas. La question est toujours : est-ce bien chrétien, comme sentiment ?

Henri Lindegaard