vendredi 2 mars 2018

In Code Venenum ? (le secret pastoral)

Lors de l'ordination (autrement nommée, dans la tradition réformée, reconnaissance de ministère) d'un.e ministre de mon Église, l'officiant prononce les paroles suivantes : 
Mon frère -ma sœur-, le ministère qui vous est confié par le synode national de l’Eglise protestante unie de France fait de vous, là où vous êtes placé (e), un témoin de l’universalité de l’Eglise.
Dans la soumission mutuelle, vous travaillerez fraternellement avec tous ceux qui ont part à l’œuvre du Seigneur. Vous serez responsable de vos frères et de vos sœurs. Vous les encouragerez par toute votre vie. Vous serez discret (e) dans vos propos. Vous vous garderez de tout ce qui pourrait faire tomber les plus faibles. 
Disposé (e) à accueillir et à écouter, vous serez auprès de chacun le témoin de l’amour exigeant de Dieu et de son pardon qui libère. Vous garderez secrètes les confessions que vous recevrez.
Vous serez vigilant dans la prière, persévérant (e) dans l’écoute de la Parole, fidèle au repas du Seigneur, assidu (e) aux assemblées de l’Eglise. Vous poursuivrez votre formation spirituelle, théologique, humaine. Ainsi, vous aurez à cœur de renouveler l’élan de votre ministère.
Est-ce bien là ce que vous voulez ?
Et le nouveau ministre répond : 
- Oui, je le veux. Jésus-Christ est le Seigneur. Qu’il me soit en aide.
A deux reprises donc, il est demandé au ministre qui s'engage d'être discret, de garder secrètes les confessions qui lui sont faites. Mais il ne s'agit pas que d'un engagement pris devant Dieu et devant une communauté. Le secret pastoral est protégé par la loi : il relève en effet du secret professionnel. Ça n'est d'ailleurs pas aussi simple qu'il y paraît. Dans le Code pénal, on trouve deux principes distincts quant à cette question : d'une part, l'autorité judiciaire (magistrat et tribunal) a droit à connaître toutes choses ; d'autre part, les pasteurs étant par leur état dépositaires du secret professionnel, il leur est fait interdiction de révéler tous les faits connus, qu'ils soient entendus ou supposés (avec une seule limitation, lorsque ce savoir concerne des mineurs de moins de 15 ans risquant des faits dégradants). On voit que ces deux dispositions peuvent être contradictoires, entre le devoir des uns d'exiger la connaissance et le devoir des autres de la leur refuser.
Pour la Cour de cassation appelée à se prononcer sur le sujet, c'est le secret pastoral qui doit primer. Le raisonnement est le suivant : le fait qu'il existe des lieux où existe une totale absence de sanction participe au lien social. Le pasteur devra donc tout faire pour persuader une personne de se dénoncer elle-même si nécessaire, mais il ne pourra pas lui-même révéler quoi que ce soit (sauf, on l'a vu plus haut, si un mineur est concerné). Un ministre qui souhaiterait évoquer des choses posant problème dans ce qu'il a entendu de personnes venues se confier à lui ne pourra donc le faire qu'auprès d'un autre ministre, lui-même tenu au secret. Et on ne prend jamais de notes !
Outre la dimension légale de la question, le secret est important d'un point de vue humain : comment pourrait-on se confier si l'on savait que ce que l'on a dit, même une toute petite partie, sera répété à d'autres, et surtout à d'autres que l'on côtoie dans une communauté ?
Mais que se passe-t-il si, lors d'un entretien, le pasteur lui-même est l'objet de violences ? peut-il en parler ? Là, je n'ai pas la réponse. Pourtant ça m'est arrivé, et je sais que je suis loin d'être la seule. Deux possibilités : soit on porte plainte (mais on rompt le secret professionnel, et en plus c'est prendre le risque de provoquer de grands bouleversements dans la communauté locale, alors qu'un des rôles du pasteur est de maintenir l'unité autant qu'il est possible), soit on se tait (et on respecte le secret professionnel mais alors, non seulement on peut continuer à avoir peur, mais on se fait aussi complice de ce qui est inacceptable et qui risque de se reproduire, pour soi ou pour d'autres). D'une façon ou d'une autre, ce n'est pas seulement d'un problème légal qu'il s'agit, mais de vivre avec une certaine hypocrisie inévitable inhérente à une discipline exigeante, celle de tenir sa langue. 
La nécessité de savoir tenir sa langue, comment et pourquoi, a été beaucoup explorée par les auteurs bibliques. 
Vers l'an 40 de notre ère par exemple, l'auteur de l'épître de Jacques prend acte de ce que nous trébuchons tous dans nos paroles. Il poursuit : "Si quelqu'un ne trébuche pas quand il parle, il est un homme accompli, capable de tenir en bride aussi son corps tout entier. D'ailleurs si nous plaçons un mors dans la bouche des chevaux pour qu'ils nous obéissent, nous menons aussi leur corps tout entier. Voyez! Même les bateaux, qui sont de si grands appareils et soumis à des vents si rudes, ils sont menés par un tout petit gouvernail selon l'impulsion et la volonté du pilote. De même, la langue est un petit organe, et cependant sa jactance est démesurée. Voyez ! Un petit feu qui embrasse une grande forêt ! La langue aussi est un feu. Avec la langue, l'ordre d'iniquité s'établit dans nos membres. Elle souille le corps tout entier; elle enflamme le cycle des générations en propageant une étincelle de la géhenne. De fait, toute espèce de bêtes et d'oiseaux, ainsi que de reptiles et de poissons, a été domptée et domestiquée par l'espèce humaine. Mais la langue ! Personne parmi les hommes n'est capable de la dompter, monstre de désordre, saturé d'un venin mortifère. En elle, nous bénissons le Seigneur et Père, et en elle nous maudissons les hommes créés à la ressemblance de Dieu ! De la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction ! Il ne faut pas qu'il en soit ainsi, mes frères !" (Jc 3,2-10, trad. J. Assaël et É. Cuvillier)
La langue humaine est perverse. C'est un fait. C'est très dérangeant, mais c'est vrai. Ce tout petit organe fait plus de dégâts que les catastrophes naturelles et ces dégâts retentissent sur des générations, répandant le malheur et l'injustice. On peut tuer par la parole, on peut estropier par la parole. C'est vrai.
Pourtant, l'auteur de Jc s'exclame "Il ne faut pas qu'il en soit ainsi !"
Alors qu'est-ce qui permet d'espérer ? Comment pourrait-on faire autrement ?
Le secret pastoral est peut-être ce qui garantit cet espace où la langue peut se déchaîner librement, sans risquer de causer des dégâts dans la vraie vie. Où elle peut être fourbe, malhonnête, malveillante même, sans que le pasteur lui-même le reçoive personnellement, mais pour que ça permette de travailler à tirer de tout cela l'étincelle d'espérance qui fera que la personne ne restera pas bloquée là-dessus, sans rien céder sur une Parole qui refuse fermement toute violence et toute injustice, Parole qui n'est pas la nôtre, Parole qui autorise et exige qu'on puisse dire fermement "non" pour que des "oui" puissent surgir. Est-ce seulement possible ? Je n'en sais rien. Quand ça arrive, c'est miraculeux. Quand ça n'arrive pas, c'est terrorisant.
Il serait bon que les communautés sachent qu'elles font porter implicitement cette tâche à leur pasteur. Ce n'est pas anodin, c'est parfois dangereux, ça l'expose au regard de la loi. Mais ça fait partie du ministère. Et personne n'a jamais dit que le ministère, c'était chose facile... sauf, bien sûr, les langues perverses. 

Norman Rockwell, The Gossips (1948)

3 commentaires:

  1. Chère Pascale
    Merci pour ton étude exhaustive de la question. Il m'est arrivé une fois, alors que j'étais aumônier du centre pénitentiaire de Rennes de me voir refuser par le Juge le droit de témoigner en Cour d'Assise pour une femme tzigane, sous prétexte que j'étais lié par le secret professionnel... alors que je voulais apporter quelques éclaircissements sur la spiritualité de la Mission Evangélique Tzigane... Ton texte rétablit bien la spécificité du ministère pastoral... et en même temps, l'équilibre est parfois difficile à trouver, le ministère pastoral n'est pas solitaire, il s'exerce au sein d'une communauté fraternelle et certains, au sein de cette communauté, sont appelés à partager la dimension "pastorale" de notre ministère... parfois c'est même toute la communauté qui apporte un soutien "pastoral" à l'un de ses membres. J'ai vécu des cas très variés! Avec mon premier vice-président du Conseil (en ce temps là le pasteur présidait automatiquement le Conseil!!!) j'ai vécu un vrai partage pastoral... tout en respectant le secret le plus intime de ceux qui se confiaient. La sagesse de cet homme, sa connaissance de la vie et des vies des membres de la communauté s'avérait des plus précieuses pour un accompagnement authentique. Nos conseils presbytéraux sont souvent noyés sous des tâches de gestion et ne font pas assez place à la pastorale. Comme pasteur de l'Eglise Unie de Zambie j'ai découvert l'héritage méthodiste avec deux conseils, l'un les Elders, plus soucieux de vie spirituelle et de pastorale et l'autre conseil plus tourné vers la gestion de la vie de la communauté... A explorer la réalité de la "communio sanctorum".... Encore merci, fraternellement Gilbert Beaume

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  2. Merci Gilbert pour ce partage. Et à bientôt !

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  3. Merci Pascale, très bon résumé d'une réalité souvent extrêmement complexe. Une partie de ce problème peut être analysée avec un cadre : éthique de conviction et éthique de responsabilité. Agir avec responsabilité, celle-ci étant parfois mesurée à l'aune de la conviction. Concrètement,se poser la question : quelles conséquences auront mes propos ou mon silence ? quelle règle ou quelle vertu je met en valeur ou j'enfreins ? Ce n'est au final, jamais facile de trancher.

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