Angliciste de formation, je suis fascinée depuis longtemps par la vie politique américaine. La semaine dernière, j'ai regardé en direct le témoignage sous serment de Christine Blasey Ford devant le Sénat, puis celui de Brett Kavanaugh. La première, professeure de psychologie, accuse le second, juge fédéral candidat à la magistrature suprême (la Cour suprême des Etats-Unis), de tentative de viol lorsqu'ils étaient tous deux lycéens.
J'ai été frappée par le calme, la retenue, le sérieux de la première et par la colère explosive du second. Elle s'est efforcée de dominer ses sentiments pour expliquer ce qu'elle avait vécu, et les limitations de ce qu'elle peut en dire aujourd'hui. Lui, par contre, a exprimé la fureur que lui inspirait ce qu'il décrit comme une tentative partisane de destabilisation qui entrave son destin et entache son nom. Beaucoup de femmes se sont reconnues non seulement dans le récit que faisait le Dr Blasey de l'agression dont elle a été victime, mais aussi dans l'impérieuse nécessité de se maîtriser pour l'exposer en public. Impossible pour une femme de laisser parler sa colère, de laisser paraître sa détresse : elle serait aussitôt considérée comme hystérique, incapable de raison, et donc ne serait pas écoutée. La colère d'une femme est interdite.
Comme beaucoup de femmes, j'ai revécu ce jour-là les moments de ma vie où l'intrusion physique et non souhaitée d'un homme dans mon espace intime a creusé des dégâts. Les attouchements subis quand j'étais une petite fille. Le collègue affectueux qui essaie de vous manifester son affection par un bisou dans le cou. Le patron aux mains baladeuses, dans le bureau de qui on n'entre qu'en s'assurant que la porte est ouverte et quelqu'un à proximité immédiate. Les mains inconnues qui explorent mon corps dans un métro bondé. Tant de moments, tant de lieux, qu'on s'efforce, nous autres les femmes, d'oublier au quotidien. Et, pendant mon ministère, ce paroissien furieux qui est venu exiger ma démission en m'accusant de beaucoup de choses et surtout de faire semblant d'être malade pour me payer des vacances aux crochets de la paroisse - je me réveille encore souvent au milieu de la nuit à l'écho de cette voix -, refusant de quitter mon bureau malgré mes demandes répétées, dans la peur qu'il me frappe. A l'hôpital aussi, le refus pendant plusieurs jours des médecins de croire que j'étais vraiment en train de faire un AVC, parce que mes symptômes ne correspondaient pas au tableau clinique masculin : il a fallu dix mois et un examen enfin proposé pour poser le diagnostic définitivement.
Et pourtant, face à tout cela, la colère est interdite. Ce qui est intériorisé, c'est que ça ne sert à rien. Pire, que c'est contre-productif, que se révolter ne ferait qu'ajouter à vos problèmes. Qu'il faut se maîtriser, s'efforcer à la rationalité, agir bien, ne pas laisser prise à la colère de l'autre. Voir cette femme témoigner a réveillé, pour beaucoup de femmes, l'injustice profonde qu'il y a à voir sa propre colère interdite, alors que celle d'un homme semble naturelle, au-dessus de tout soupçon, légitime et sans doute nécessaire.
En tant que théologienne, je ne sais pas trop quoi penser de la colère ; je ne me suis jamais penchée sur le sujet. Par contre, la violence peut se penser.
La violence est tapie à la porte de notre cœur. Nous en portons une charge explosive. En réalité, nous en avons besoin pour vivre. Naître est une opération de séparation violente entre la mère et l’enfant, mais sans ce moment de séparation violente, il n’y a pas de vie possible. Vivre en société exige que nous contrôlions notre propre violence, mais ça exige aussi, parfois, de savoir se protéger de l’intrusion des autres, et prononçant un « non » puissant pour protéger sa propre vie. Et il existe, bien sûr, la violence légitime de l’Etat, qui seul peut faire usage de violence pour exercer le droit et appliquer les principes de justice qu’une société s’est choisis. Qu’elle soit légitime ou non, la violence fait partie intrinsèque de notre vie, de notre monde. Mais le plus souvent, nous préférons l’ignorer... Nous entourons la naissance de tendresse dégoulinante qui méconnaît la difficulté de devenir parent. Nous passons sous silence la violence exercée par les petits chefs, par les époux manipulateurs, dans les rapports de classe. Nous dénonçons à mi-voix les violences policières et plus fort les violences des manifestants. Mais enfin, nous faisons avec, comme si ce n’étaient que des accidents du destin dans une vie très lisse et sauvegardée de toute forme de violence, quelle qu’elle soit. Réfléchissez. Quand, pour la dernière fois, avez-vous vu un acte de violence ? Quand, pour la dernière fois, avez-vous été victime d’un acte violent ? Si vous répondez « jamais », vous vous leurrez vous-mêmes.
La violence est pour nous une chose dérangeante. Au chapitre 4 du livre de la Genèse (le premier quand on ouvre une Bible, même s'il a été écrit tardivement), les auteurs bibliques mettent en scène la violence dans une scène de meurtre : celui d'Abel par son frère Caïn. Ce qui me frappe aujourd'hui à relire ce passage, c'est que Dieu ne menace jamais d’exercer sa propre violence contre Caïn. Il ne le menace pas de vengeance. Pourtant, un Dieu vengeur est souvent présenté comme « le » Dieu de toute l’humanité. Combien de fois ai-je entendu ces mots, « Dieu a voulu punir », suivis des moyens de la punition : tsunamis, tremblements de terres et autres catastrophes naturelles... On entend dans certains milieux religieux parler d’un Dieu qui se venge pour les péchés du peuple : avortement, homosexualité, orgueil de tout genre... Mais dans ce texte biblique, rien de tel. Dieu ne menace pas Caïn, il se contente de le mettre en garde. Comme s’il lui disait : « regarde en toi ; la violence, c’est là qu’elle est... et nulle part ailleurs ».
Et si nous adoptions cette idée révolutionnaire selon laquelle la violence, c’est en nous qu’elle est, et pas en Dieu ? Vous allez me dire que l’Ancien Testament regorge d’histoires où Dieu est montré sous un jour pas très reluisant : c’est lui, par exemple, qui endurcit le cœur de Pharaon. Certes. Je vous répondrai même que l’Ancien Testament n’est pas le seul à présenter un Dieu vengeur : lorsque Jésus dit « Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre », c’est bien dans le Nouveau Testament que ça se trouve...
Certes. Mais je vous propose d’imaginer, ne serait-ce que l’espace d’un billet de blog, qu’un auteur biblique a su, dans ce passage de la Genèse, comprendre que Dieu était parfaitement inattendu. Dieu dit à Caïn : le mal est tapi à la porte de ton cœur... Dieu est celui qui retient sa propre violence et nous incite à faire de même. C’est douloureux. C’est douloureux parce qu’il faut admettre, d’abord, que cette violence existe en nous. Ça nous oblige en suivre les traces, à en constater les effets. Oui, j’ai à ma disposition, au fond de mon cœur et de mon âme, un puits sans fond d’où déborde la violence. Il est là parce qu’il m’aide à vivre mon humanité sans céder à tout ce qui vient s’opposer à moi. Mais il est là aussi comme une menace pour moi-même et pour les autres. De ce puits sans fond surgira, à un moment ou à un autre, quelque chose, des gestes, des mots, qui vont blesser, peut-être même tuer. Que faire de cela, que faire de cette connaissance ?
Et pour revenir à mon questionnement du moment, comment penser, inversement, la violence qui nous est faite ? Comment choisir de céder à la colère, parce que cette violence-là serait salutaire, parce qu'elle éveillerait en d'autres êtres humains la conscience du mal subi et les encouragerait à ne pas laisser faire ? Comment dire les choses, comment prendre le risque ?
Le Dr Blasey a risqué beaucoup et perdu beaucoup. Sa vie ne sera plus jamais la même, d'avoir osé parlé. Elle a choisi de ne pas se taire et elle s'est efforcée de le faire de la façon la plus digne qui soit. Il y a eu beaucoup de violence, il y en aura sans doute beaucoup encore. Tapie à la porte...