Aujourd'hui, un texte du professeur de théologie pratique et exégète Élian Cuvillier, partagé avec vous
Jeudi 12 mars 2020, allocution du président de la République : pour lutter contre la propagation du Coronavirus, il annonce la fermeture des écoles, des collèges, des lycées et des universités. Il demande aux plus âgés d’entre nous de rester chez eux et à toute la population de limiter autant que possible ses déplacements. Le lendemain, le premier ministre ajoute que les rassemblements de plus de cent personnes sont interdits. Samedi 14 mars, ce sont les rassemblements non indispensables qui sont interdits (restaurants, bars, cinémas, commerces non alimentaires, cultes publics…).
Et soudain, tout s’arrête ! Les entrepreneurs, les investisseurs, les sportifs, les églises, les associations, les commerces non essentiels etc. : plus rien ou presque ne fonctionne. Les frontières se ferment (l’espace Schengen n’est plus qu’un souvenir), les supermarchés sont pris d’assaut (comme à la veille d’une guerre), le libéralisme économique chancelle… Au passage, plus question de migrants qui meurent en Méditerranée, ni du conflit syrien qui tue toujours autant et tant d’autres malheurs qui frappent les populations moins favorisées que les nôtres : les médias ont d’autres préoccupations. Même le réchauffement climatique semble ne plus exister !
Tout ce que nous entreprenons et qui nous paraît essentiel n’est en somme que très secondaire : il suffit d’un virus pour que la machine se grippe. La bourse dévisse, le commerce mondial est au plus mal et tout semble figé. La Babel moderne est remise en question… provisoirement, certes, mais quand même ! L’avenir dira s’il était raisonnable de prendre toutes ces mesures. Politiquement, ça l’était, c’est clair. Pour le reste, il faut attendre : principe de précaution et peur de se tromper obligent.
Mais déjà un premier enseignement : on s’aperçoit, un peu surpris, que l’arrêt généralisé de l’activité (économique, touristique, culturelle, cultuelle et intellectuelle…) ne change rien au cours réel des choses : la terre continue de tourner, la nature de fleurir au printemps, les animaux de vivre. Profitant même du ralentissement de l’activité, la pollution diminue, l’air devient plus respirable. Ironie du sort, le virus est un agent anti-pollution d’une redoutable efficacité. Un peu comme si la nature avait trouvé le vaccin (un virus !) pour se prémunir des humains décidément trop nuisibles pour elle.
De quoi avons-nous donc si peur ? Pas du dérèglement climatique et de la fin du monde (n’en déplaise aux écologistes). Pas de l’immigration et du terrorisme (n’en déplaise aux nationalistes). Pas de la crise économique et du prix de l’essence (n’en déplaise aux Gilets Jaunes). Pas du chômage et de la modification des régimes de retraite (n’en déplaise aux syndicalistes et aux économistes). Pas des changements bioéthiques (n’en déplaise aux éthiciens et aux religieux). Non. Le seul consensus véritable sur lequel tout le monde se met d’accord aujourd’hui — quelles que soient ses opinions politiques, religieuses ou philosophiques — c’est la peur de la mort sous la forme d’un virus incontrôlable.
De quoi le Coronavirus est-il le nom ? De ce que nous ne sommes plus en mesure d’accepter ce que Freud nomme le sentiment de finitude et le fatum (la fatalité). On pourrait dire aujourd’hui : l’incertitude. Notre société technicienne prétend tout contrôler et finalement elle n’a peut-être jamais été aussi fragile. Tout est prévu… sauf l’imprévisible. Et, ce que les sociétés encore traditionnelles ou plus précaires économiquement doivent supporter quotidiennement (il suffit d’aller faire un tour dans certains pays d’Afrique pour le réaliser), nous ne l’acceptons tout simplement plus. Que l’on puisse mourir d’un virus, d’une maladie imprévue, sans que l’État ou les services de santé n’y puissent rien, cela nous est devenu insupportable. Que nous ne puissions nous prémunir nous-mêmes et ceux que nous aimons, nous « assurer », contre l’imprévisible, nous est devenu inacceptable.
Et pourtant, tel est bien peut-être un des enseignements premiers de ce que nous vivons, et quel que soit le nombre de victimes que le coronavirus fera : nous ne sommes pas maître de la vie. Nous pouvons essayer de prévoir, nous protéger — et il est normal que nous le fassions — il n’empêche : ultimement la fragilité première de notre condition humaine ne cesse de se rappeler à nous.
Alors quoi, rien d’autre à dire que ce constat un peu pessimiste ? Et bien si justement. Car, ce constat n’est pas aussi pessimiste qu’il n’y paraît. Le rappel de notre humaine fragilité peut au contraire être l’occasion d’un optimisme dynamisant. Non, nous ne sauverons ni le monde, ni nous-mêmes. Mais, une fois débarrassés de ce poids trop lourd pour nos épaules de démiurges improvisés, nous pouvons alors sereinement et paisiblement agir pour permettre qu’il soit possible d’habiter le monde, et de vivre l’existence précaire qui est la nôtre, aussi bien que possible. Pour nous, nos proches et tout ceux qui nous entourent. Rien de bien extraordinaire en somme. Cela s’appelle : essayer d’être, de devenir et de rester humain. Avec les autres. Car Freud auquel je faisais allusion disait, qu’outre la finitude et le fatum, le troisième problème qui se pose à l’humain… c’est l’autre. L’autre avec qui il faut bien vivre. Et c’est aussi cela que nous rappelle, en creux, le Coronavirus : comment vivre avec l’autre pour qu’il ne soit pas ce poison viral qui m’effraie, cet impur qui me met en danger et dont je dois me tenir éloigné, mais cet autre, imparfait comme moi mais irremplaçable, avec qui je dois essayer de vivre au quotidien.
Elian Cuvillier
Frans Hals, Young Man with a Skull |
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