vendredi 15 mars 2019

L'Evangile est politique

Affirmer que la dignité d’un humain est par-delà la moindre de ses compétences propres, c’est affirmer que l’espace social, avec ses règles et ses codes, n’est pas le tout de la vie humaine. Pourtant, l’apôtre Paul nous appelle au respect radical de cet ordre social. 
Que chacun se soumette aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n'y a d'autorité que celle qui vient de Dieu, et toute autorité est voulue par Dieu. Ainsi, celui qui s'oppose à l'autorité se rebelle contre l'ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre par ceux qui font le bien, mais par ceux qui font le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l'autorité ? Alors, fais le bien et tu recevrais ses éloges, car elle est au service de Dieu pour t'inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors sois dans la crainte. Car ce n'est pas en vain qu'elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C'est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais aussi par motif de conscience. C'est aussi la raison pour laquelle vous payez des impôts : ceux qui les perçoivent sont chargés par Dieu de s'appliquer à cette charge. Rendez à chacun ce qui est dû : l'impôt, les taxes, la crainte, le respect, à chacun ce que vous lui devez. (Rm 13,1-6)
Pourquoi, si chacun est accepté inconditionnellement par Dieu, faudrait-il se soumettre, comme le dit Paul, aux autorités ? Je ne vous le cache pas, ce passage de la lettre de Paul aux Romains a parfois servi, au cours de l’histoire, à justifier tout et n’importe quoi, du renoncement à se mêler aux affaires politiques à la soumission la plus servile, de la justification d’un ordre politique inique à la bataille rangée contre lui. Mais tout cela ne fait que trahir la pensée de Paul. Lorsque Paul dit « soumettez-vous aux autorités », il affirme que l’être humain, livré à lui-même, soumis à nul autre qu’à lui-même, entre nécessairement en conflit avec les autres humains. La loi du plus fort, c’est la loi de la nature, ce n’est pas l’ordre de la création telle que Dieu a voulu la donner aux humains.
Car la nature, ce n’est pas la création ! La nature c’est la loi du plus fort, du plus gros, de la bactérie la plus coriace, du virus le plus efficace. La nature ne se confond jamais avec la création. La variole fait partie de la nature ; avoir réussi à éradiquer la variole fait partie du projet de la création! La création est devenir, la création est apprentissage d’habiter ensemble.
Reconnaître l’existence d’institution politiques chargées d’arbitrer, dans un cadre légitime, les luttes de pouvoir et d’influence qui pourraient sinon dominer l’espace social, c’est affirmer que l’humain n’a pas à se soumettre à la loi du plus fort, à la loi de la nature. Qu’un autre avenir est possible que l’écrasement des uns par les autres. Un tel ordre politique est bien un don de la providence de Dieu.
D’ailleurs lorsque Paul écrit ce passage de l’épître aux Romains, il n’écrit pas aux autorités pour les exhorter à un bon gouvernement. Non : il écrit aux administrés, pour leur expliquer l’enjeu que représente l’ordre politique. Il ne se soucie pas de savoir si les autorités sont bonnes ou mauvaises, si elles exercent vraiment la justice, si elles œuvrent véritablement au bien de tous. Cette discussion-là n’est possible, justement, que lorsqu’un tel ordre politique existe. Il ne s’agit en aucun cas de cautionner un ordre établi, mais de légitimer l’existence même du politique, auquel soient soumis les intérêts particuliers et les rapports de force. Oui, les autorités constituées sont une nécessité pour que la liberté puisse se vivre ; pas seulement la liberté du plus fort, du plus méritant, mais la liberté de tous.
Reconnaître l’ordre politique comme un don de Dieu, c’est pour le croyant un motif de conscience. C’est là, et là seulement qu’il peut mettre en jeu sa liberté, afin que la liberté de tous soit respectée. Il ne s’agit en aucun cas de soutenir une forme de gouvernement plutôt qu’une autre, mais d’insister sur l’existence d’un ordre politique qui protège les individus tels qu’ils sont et leur permet d’exercer leur conscience. Il ne s’agit pas de favoriser un ordre moral plutôt qu’un autre, le statut de certains plutôt que le statut des autres, le droit des uns plutôt que le droit des autres, mais justement de libérer l’espace pour que chacun, dans sa singularité, ait la liberté de vivre.
Car, comme le disait Calvin de façon très imagée, nous n’avons pas vocation à vivre « pêle- mêle comme des rats sur la paille ». Nous n’avons pas vocation non plus à sauver le monde – ça, c’est Dieu qui le fait. Nous avons vocation, chacun à notre façon, à nous engager pour un monde plus humain – et cela n’est possible que si la liberté est possible, si le monde social est apaisé et le respect de chacun garanti. Cet espace-là est à défendre à tout prix. Contre la loi du plus fort. Pour que chacun, librement, puisse vivre comme un enfant de Dieu.
Or cet ordre politique, aujourd’hui, est menacé à plus d’un titre. L’ordre économique tout-puissant en menace la stabilité. Un ancien Premier ministre le disait il y a quelques années : l’Etat ne peut pas tout. Certes, et il n’est pas question que l’Etat puisse tout, que les institutions puissent tout. Mais lorsqu’il peut de moins en moins, lorsque les institutions que les humains se sont données perdent leur vocation à garantir la stabilité politique, lorsque la loi du plus fort et l’écrasement des plus petits règnent en maîtres dans notre monde, l’exercice de la liberté individuelle n’est plus possible. Mais tout croyant le dira et le redira, aussi longtemps qu’il y aura un monde : la dignité humaine n’est pas une marchandise. Il est hors de question de laisser ce monde livré à la tyrannie de la puissance aveugle.
Comment dire cela aujourd’hui ? Dans un monde où le jugement est roi, dans un monde où chacun juge les autres et se juge lui-même en permanence, peut-être que nous avons perdu le sens du bonheur. Vous avez peut-être vu qu’un sondage cette semaine révélait que la moitié des Français estimait passer à côté de sa vie. Peut-être bien qu’en effet nous avons perdu le sens du bonheur. Le bonheur d’avoir cette simple certitude : quelqu’un nous aime et nous accueille non pas pour nos qualités, nos compétences, nos efforts, mais pour nous-mêmes, pour la vie.
Le dire et le redire, c’est exigeant. C’est difficile. Parce que ça nous oblige à regarder en face notre monde sans nous faire d’illusions sur nous-mêmes. C’est une véritable responsabilité.
Mais nous avons la chance de vivre dans une société qui le permet. Soyons attentifs à préserver cette liberté qui nous est donnée, et à veiller, chacun à notre façon, avec la vocation que nous avons reçue, à la préserver. Car c’est une façon de confesser le cœur de notre foi : ce n’est pas la loi du plus fort qui règne sur nos vies, mais la grâce et la paix que Dieu nous donne pour en vivre, librement.


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