mardi 14 avril 2020

Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?

Maintenant que nous sommes bien ressuscités, qu'est-ce qu'on fait ? Comment on pense ? Et surtout, à qui on pense ?
Le confinement, oui c'est dur. Ça fait une grosse rupture dans notre vie, ça bouscule, ça questionne, ça angoisse, ça nous pousse à chercher des choses drôles à regarder, ça nous encourage à cocooner, à retrouver ce qui nous fait du bien dans le quotidien. Mais... vous savez qui nous remercie et nous déteste à la fois, en ce moment, au spectacle de nos affres ? 

Ceux qui sentaient confusément que c'était normal d'être déprimé.e quand la maladie leur a coupé les pattes et tout enthousiasme pour la vie
Ceux qui sentaient confusément que non, ce n'était pas si simple de se secouer un peu et de profiter de ce temps libre pour entamer un grand projet de vie
Ceux qui sentaient confusément qu'il était légitime de nous détester lorsque nous disions qu'ils n'avaient pas l'air malade et qu'ils en faisaient un peu trop
Ceux qui se retenaient de toutes leurs forces pour ne pas répondre sèchement quand nous leur reprochions de ne servir à rien et de coûter trop cher à la collectivité
Ceux qui croyaient ne servir à rien parce qu'invisibles, parce qu'à peine légitimes, parce que leur salaire était si misérable et leur impression sur nos rétines si éphémère
Ceux qui ont bossé tout ce qu'ils ont pu pour seulement surnager péniblement et qui ont fini par lâcher l'affaire
Ceux qui se sentaient coupables d'avoir les ailes coupées, la vie ratatinée, par la dureté du quotidien
Ceux qui croyaient être anormaux de mal vivre le malheur et la pesanteur des jours 
Ceux qui croyaient que le bonheur était au détour d'une publicité, sans jamais y croire tout à fait
Ceux qui ont essayé un jour d'entrer dans un bâtiment religieux et qu'on a regardés de travers parce qu'ils n'avaient pas les codes et qui, maintenant, regardent nos beaux services religieux et s'interrogent
Ceux qui sont polyglottes, mais pas des langues qu'il faut

Ils sont trop, ou pas assez ; ils serrent les dents devant notre injustice

Ceux qui n'avaient pas les moyens et que nous regardions de haut
Ceux qui prenaient en plein coeur l'injonction à aimer leur vie alors que leur vie est détestable
Ceux que nous avions oubliés et qui s'en sentaient moins humains 
Ceux qui nous enviaient d'avoir la légèreté des relations faciles, des conversations agréables
Ceux qui croyaient vraiment être malades alors qu'ils étaient juste différents
Ceux qui se sont forcés à nous croire et qui découvrent que nous avions tort
Ceux qui n'ont même pas envie de nous mépriser en retour en nous voyant nous débattre avec nos émotions contradictoires
Ceux qui avaient honte d'avoir peur, et honte d'avoir honte d'avoir peur
Ceux qui le savaient, que le monde était inégalitaire et cruel  
Ceux qui se découvrent légitimes du simple fait d'exister et que le silence soulage enfin
Ceux qui espèrent que le monde d'après ne sera pas aussi dur que le monde d'avant, mais qui entretiennent peu d'espoir
Ceux qui ont l'espérance chevillée au corps, sans savoir d'où elle vient

Nous avions oublié que nous étions fragiles et si dépendants de nos sécurités quotidiennes. 
Ils savent, et luttent, et n'en font pas un titre de gloire. Ils ont même honte de leur colère et de leur tristesse qui nous semblent si illégitimes. 
Ils comprennent en ce moment que si nous trouvons normal de nous plaindre aujourd'hui, ça veut dire qu'ils en avaient le droit hier et qu'ils l'auront encore demain.
Par tous ceux-là, je comprends aujourd'hui pourquoi Jésus disait que c'était eux qui entreraient en premier dans le Royaume des Cieux, et que nous aurions tout intérêt à nous reconnaître en eux pour y entrer aussi, avant que le monde ne reprenne sa course folle et que nous ayons oublié.
Ne cessons pas d'échanger nos vidéos rigolotes, nous en avons besoin. Ne lâchons pas nos téléphones, ils sont une ligne de vie. Ne lâchons pas sur l'essentiel, qui est de se sentir vivant même au milieu de ce qui semble mort. Mais n'oublions pas - surtout n'oublions pas que notre exceptionnel d'aujourd'hui, c'est l'ordinaire de tous les jours pour beaucoup. 

Van Gogh, Les mangeurs de patates

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