vendredi 10 avril 2020

Les mots pour le dire - la tristesse

Cette semaine, et aujourd'hui, Vendredi Saint, en particulier, c'est le moment de dire le deuil, collectivement, pour n'être pas seuls et pour en comprendre le sens. Le deuil, particulièrement, de Dieu. Aujourd'hui, c'est une certaine compréhension de Dieu qui doit mourir : comment comprendre, comment admettre, que celui que Dieu a envoyé parmi nous a été tué et qu'il a laissé faire ça ? Comment comprendre, comment admettre, qu'en plus ce soit une bonne chose ? 
Nous n'avons pas les mots. Individuellement, chacun dans notre coin, nous n'avons pas les mots. Si les églises et les temples se remplissent à Pâques, c'est souvent parce que nous avons besoin de communauté dans ce moment précis. Il faut pouvoir dire ensemble, chanter ensemble, célébrer ensemble ce qui peut l'être, y trouver du sens, ne pas laisser la mort prendre le dessus. Au contraire : célébrer la vie ! 
Alors en ce moment, que nous reste-t-il ? Quels mots avons-nous pour le dire ? Nous faisons en ce moment l'expérience des mots qui manquent. Isolés, nous alternons entre consommation parfois compulsive de mots offerts (sur internet, dans les livres, la presse et la radio, dans les films et les séries, dans les conversations précieuses d'être rares) et retrait, repli sur nous-mêmes, autour du silence. Quels sont nos mots pour dire le deuil, la tristesse, l'absence, la solitude ? 
Nous sommes une société bavarde, ô combien. Et pourtant, nous n'avons pas les mots. Nous ne sommes pas habitués à dire la tristesse. Je ne compte plus le nombre de personnes qui m'ont dit récemment "Je ne suis pas à plaindre", "Il y a pire comme situation". Et c'est sans doute vrai. Mais c'est comme si nous ne pouvions pas communiquer la douleur intime, ténue parfois, débordante parfois, sous prétexte que d'autres pourraient souffrir aussi. 
Ne nous laissons pas prendre au piège du manque de mots pour le dire. Ne croyons pas que, parce que les mots nous échappent, nous pourrions ne pas ressentir. Il est normal d'être triste, d'être en deuil. En deuil de la vie ordinaire. En deuil de ceux qui meurent. En deuil de nos illusions sur notre maîtrise du vivant. En deuil de nos espérances, de nos projets, de nos joies attendues, des relations qui nous sont chères. En deuil, malgré les petites joies et les petits bonheurs. Il est normal aussi de se sentir confusément coupables d'être sains et saufs, alors que d'autres ne le sont pas, alors que d'autres luttent à notre place. 
Le silence du deuil est ce qu'il y a de plus douloureux. Or, les mots existent. Il existent mais ils ne prennent consistance véritablement que si vous les adoptez pour vous-mêmes, si vous les laissez résonner au fond de vous pour donner corps, chair, substance, à ce deuil sans mots. Ne laissez pas les mots des autres recouvrir la tristesse pour tenter de la chasser, ça ne marche pas. Attrapez simplement au vol les mots qui vous aideront à dire la tristesse, simplement pour dire qu'elle est là, qu'elle existe. 
D'avoir dit pour vous-même "C'est vrai, c'est dur" peut vous ouvrir les oreilles à ces mots venus des autres et qui disent "C'est dur, c'est vrai". 
Vendredi Saint, mort de bien des choses que nous aurions pu espérer... mais pas des mots pour le dire. 

Jörg Bräu l'Ancien, retable de Melk (1520)

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