Hier je vous parlais de Jésus et de son refus de trancher une dispute entre un homme et son frère qui ne se parlaient plus, pour une sombre histoire d'héritage. Cette absence de dialogue m'évoque ce poème du pasteur Niemöller, qui date de 1942 et que vous connaissez sans doute :
Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai rien dit, je n’étais pas catholique. Puis ils sont venus me chercher. Et il n’y avait plus personne pour protester.
Quand il écrit cela, de fait, il dénonce la position morale de celui qui, en toute bonne conscience, estime que la vie de l'autre n'a rien à voir avec lui : que le dialogue avec l'autre est, sinon grotesque, en tout cas inutile. Dans la parabole de l'homme riche qui passe à côté de sa vie, Jésus nous parle d'un homme trop riche, trop plein de tout, incapable d'entrer en dialogue avec Dieu, parce qu'il ne voit pas à quoi ça pourrait bien lui servir :
"Un homme riche avait une terre qui rapporta beaucoup. Il se disait à lui-même : Que vais-je faire maintenant ? Je n'ai plus de place pour ranger mes récoltes. Il se disait encore : Voilà ce que je vais faire ; je vais abattre toutes mes granges, et puis j'en construirai de plus grandes et j'y mettrai toutes mes récoltes et toutes mes possessions, et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as de grands biens ici, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, fais bombance. Alors Dieu dit à cet homme : Abruti, cette nuit même, ton âme te sera demandée, et alors, à qui appartiendra tout ce que tu as préparé ? Moralité : c'est ainsi que vit celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s'enrichir auprès de Dieu." (Lc 12,16-21)
Cet homme n'avait pas assez de portes à son goût, de portes à fermer pour y abriter ses richesses... et le couper des autres par la même occasion. C'est le drame des portes : on les utilise pour se protéger, mais elles nous coupent des autres. Plus nous avons de portes, et moins nous sommes en capacité d'entrer en dialogue avec d'autres que nous-mêmes.
A vrai dire, l'ensemble de cette parabole est basé sur un jeu de mots. Quant l'homme se demande ce qu'il va faire à présent, le verbe grec employé est dialogizomai, un verbe qui a deux sens possibles : soit "calculer en soi-même avec précision" (on a la nette impression qu'il est assez doué pour ça et que c'est la source même de sa richesse) soit "raisonner, discuter avec quelqu'un d'autre". Si on traduit avec le premier sens, c'est bien parce que le deuxième ne semble pas être son point fort : il est incapable d'échanger, de discuter, de raisonner avec quelqu'un, quitte à ne pas être d'accord. Il est d'accord avec lui-même et ça lui suffit. Il n'y a de place pour rien d'autre, personne d'autre.
Deux significations, deux réalités opposées, un choix à faire. Voilà qui ne peut pas nous laisser indifférents. Ni comme citoyens, ni, bien sûr, comme croyants. Croire, ce n’est pas posséder Dieu en soi-même, dans une absence totale de dialogue et d’altérité, et ce n’est certainement pas prétendre pouvoir imposer son Dieu aux autres par la violence, quelle qu’elle soit. Croire, c’est entrer en dialogue avec Dieu, et se mettre au risque de ce que ce chemin révèlera, de Dieu et de nous-mêmes, liés par cette marche commune. Et c’est, bien sûr, entrer en dialogue avec d’autres. Y compris, et Jésus ajoute, surtout, avec ceux qui ne seraient pas nos partenaires de choix pour un dialogue, ceux qui n’ont pas l’air légitimes, ceux qui n’ont pas l’air dans les clous.
Ceux, en bref, qui étaient comme lui pour ses contemporains, et c’est ce qui l’a conduit sur la croix sous les quolibets des bien-pensants, en toute bonne conscience... Risque à prendre, enjeu de toute fraternité. Choix éthique qu’il nous est possible de refuser. Mais qu’il nous est aussi donné d’accepter...
C'est difficile, c'est vrai. Parce que dialoguer, se lier de confiance avec quelqu’un, c’est prendre des risques, y compris (peut-être surtout) entre êtres humains. Celui de ne pas être d’accord d’abord, et il est inévitable de ne pas être d’accord, parce que nous ne sommes pas des copies conformes les uns des autres, nous sommes différents et pensons différemment. C’est frustrant, c’est éprouvant. C’est le partage de notre humaine condition. Et c’est aussi incroyablement joyeux, et ça ouvre des portes dans notre cœur et dans notre âme, des portes qui ne s’ouvriraient pas toutes seules. C’est ce que nous vivons en Église : que vous soyez là depuis longtemps ou que vous veniez de franchir la porte et choisissiez de rester, vous serez forcément frustrés, peut-être agacés ou en colère à un moment ou à un autre... mais accueillis et accueillants les uns envers les autres, et joyeux de l’être et d’ouvrir des portes les uns pour les autres. La fraternité n’est pas théorique. La fraternité consiste à se donner mutuellement ce que nous ne possédons pas : la parole. Se donner la parole, entendre la parole de l’autre, savoir que la sienne est écoutée, c’est tout l’enjeu de la fraternité. Et c’est aussi le trésor qui nous lie à Dieu. Jésus écoutait toujours... et répondait à côté, ouvrant de nouvelles portes, de nouvelles perspectives.
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