samedi 15 septembre 2018

La déconnection

Nous connaissons tous le sentiment d'être déconnecté de nos semblables, rendu plus cruel encore par l'extrême connectivité de notre civilisation. Il y a de fortes chances pour que vous lisiez ce billet sur votre téléphone : nous passons une bonne partie de notre temps sur un écran, à portée de clic du monde entier et de ses milliards d'habitants. Pourtant, c'est une grande isolation qui caractérise notre vie contemporaine. Ce paradoxe n'en est pas un si nous considérons que les écrans ne créent pas le problème, mais le révèlent.
Voilà ce que développe Carey Nieuwhof dans son livre Didn't See It Comingdont nous continuons la lecture ensemble (et qui est paru la semaine dernière). Il rappelle que la technologie "est un maître terrible mais un merveilleux serviteur" qui révèle en nous le pire comme le meilleur - le pire étant notre tendance à nous déconnecter des autres "réels", les gens en chair et en os qui nous entourent. L'auteur déplore la mort de deux choses fondamentales qui nous connectent aux autres : la conversation et la confession.
Pour deux raisons différentes, ces deux thèmes me sont chers, et je vais m'éloigner un peu du livre de Carey Nieuwhof pour les aborder tous les deux ici.
La conversation est un art qui consiste d'abord et avant tout à écouter. Pour citer l'auteur : "Une conversation qui souffle la vie, c'est un échange, un va-et-vient dans lequel les interlocuteurs s'intéressent vraiment l'un à l'autre. Pensez à un match de ping-pong, par exemple : si vous gardez la balle trop longtemps, vous ne jouez pas vraiment." Ensuite, il faut des choses à dire, mais plus probablement encore, de l'incertitude. S'il n'y a pas d'incertitude, il peut y avoir une série d'annonces, mais pas vraiment de conversation. Converser, c'est accepter de se laisser bousculer un minimum, parce que le monde de l'autre vient éclairer le nôtre d'une autre lueur. Prendre le temps de la conversation, prendre le risque de ne pas savoir ni maîtriser ce qui sera dit, c'est ouvrir un espace insoupçonné et tisser une relation qui a vraiment du sens. C'est devenu rare... et bien sûr, c'est un risque : celui de se livrer, celui de découvrir de l'autre quelque chose qui dépasse un peu de l'ordinaire. Ecouter l'autre, selon Dietrich Bonhoeffer, c'est "le commencement de l'amour du prochain". Il ajoute : "Certains chrétiens, et en particulier les prédicateurs, se croient toujours obligés d'"offrir quelque chose" lorsqu'ils se trouvent avec d'autres hommes comme si c'était leur leur service... Mais l'être qui ne peut plus écouter son frère finit par ne plus pouvoir écouter Dieu lui-même et vouloir seulement lui parler. Ici commence la mort spirituelle et finalement il ne reste que le bavardage spirituel, la condescendance cléricale qui s'étouffe dans des paroles pieuses. A ne pas pouvoir accorder une attention soutenue et patiente aux aures, on leur parlera toujours en étant à côté de la question, et cela, finalement, sans plus s'en rendre compte. L'être humain qui estime son temps trop précieux pour pouvoir le perdre à écouter les autres n'aura en fait jamais de temps pour Dieu et le prochain ; il n'en aura plus que pour lui-même, pour ses propres paroles et ses propres projets." Pour préciser sa pensée, Bonhoeffer ajoute que notre attitude à l'égard de notre prochain n'est, au fond, que le reflet de notre relation avec Dieu.
Quant à la confession, pour les protestants d'aujourd'hui, ce n'est pas quelque chose à quoi on penserait spontanément. Pour nous, la confession fait partie de la liturgie, mais ce n'est pas un rituel pratiqué hors du cadre du culte. Pas de confessionnal dans nos temples, pas de confession auriculaire auprès de pasteurs seuls habilités à prononcer l'absolution. Ne concluons pas pour autant que "chez les protestants, on ne se confesse pas". La confession fait partie de la relation à Dieu, relation de confiance où peut se dire ce qui pèse, ce qui empêche d'avancer, ce qui empêche de lui faire confiance. Elle devrait aussi, si l'on en croit toujours Bonhoeffer, faire partie de la vie communautaire. Le service du pardon, c'est l'absence de jugement et le pardon donné tranquillement, dans l'intercession mutuelle : chacun des membres de la communauté porte les péchés des autres, et chacun le sait, ce qui lui donne la force de le faire. Il s'agit bien en effet de porter l'autre  : "Le chrétien doit porter la charge du prochain. Il doit supporter le frère. C'est seulement comme charge que l'autre est vraiment un frère et non un objet qu'on domine." Bonhoeffer explique que porter l'autre, c'est le porter tel qu'il est réellement, avec ses forces et ses faiblesses, ce qui nous plaît en lui et ce qui nous déplaît en lui, bref, sa réalité.
La conversation et la confession, en ce sens, nous mettent à l'épreuve de l'autre et nous livrent à cette épreuve auprès de l'autre. La foi ne peut être qu'une affaire de relation.

Amicale de l'IPT Montpellier, circa 2013

1 commentaire:

  1. Oh oui : se retenir de parler, se retenir d'interrompre l'autre et faire l'effort de l'écouter et de ne faire que l'écouter sans préparer notre réponse. Accepter de ne pas occuper tout l'espace. Savoir vraiment faire ça, c'est déjà quelque chose...

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