lundi 16 novembre 2020

Traduire, d'abord

Quelque chose est survenu. Quelque chose, qui était totalement étranger à ce monde, est survenu. Quelque chose qui parle une autre langue, qui dit une autre réalité, qui convoque d’autres fidélités. Quelque chose est survenu qui nous appelle à voir ce monde-ci, le nôtre, autrement, à entendre notre langage commun autrement, à y transposer des histoires venues d’ailleurs. 
Ce quelque chose qui est survenu, appelons-le le Royaume de Dieu. Il s’est approché, il a même fait irruption dans ce monde-ci, en la personne de Jésus, que ses disciples ont reconnu comme le Christ. Dans la personne de Jésus-Christ, le Royaume s’est rendu présent à l’humanité. Il a parlé, il a agi, il a fait survenir dans notre langage humain une réalité qui ne lui appartient pas. Pour cela, il fallait un autre langage, d’autres mots, d’autres images, d’autres métaphores que les nôtres. Nous sommes, nous qui appelons Jésus le Christ à notre tour, les héritiers de ce langage nouveau qui est survenu dans notre monde. Et ça ne va pas de soi. Ça ne va pas du tout de soi. 
Les évangélistes ont raconté l'histoire, chacun à leur façon. Et nous, deux mille ans plus tard à peu de chose près, nous sommes au bénéfice de cet effort pour rendre compte du « quelque chose » qui a surgi dans le monde. Mais comment sait-on si on peut faire confiance à la parole transmise ? 
Le problème, c’est que, quand le Royaume s’approche, il est totalement hétérogène à notre monde ordinaire. Les catégories en sont renversées par rapport au nôtre, rappelez-vous, les premiers seront les derniers… Pour le monde, la survenue du Royaume, c’est l’épreuve de l’étranger. Notre langage ordinaire résiste à l’intrusion d’une étrangeté. Comment faire passer, dans notre langue, l’étrangeté du Royaume ? C’est tout le paradoxe de la traduction. Tout traducteur vous le dira, la traduction est une tâche impossible parce que traduire, c’est servir deux maîtres : l’auteur et son étrangeté, le lecteur et ses exigences de familiarité. D’un côté, l’œuvre et tout ce qui est porteur d’un langage étranger pour dire des choses totalement nouvelles et inédites, et de l’autre côté, le lecteur qui n’a encore aucune idée de ce qui l’attend et qui veut y comprendre quelque chose dans sa propre langue. Comment passer de l’un à l’autre ? Comment faire entrer dans une nouvelle langue le mystère du texte de départ ? Alors le traducteur va être ambivalent, il va servir deux maîtres : il va vouloir forcer des deux côtés, forcer sa propre langue à accepter l’étrangeté et forcer l’autre langue à s’inscrire dans sa langue maternelle. Il va se soumettre à deux loyautés.
D’un côté, le Royaume, ses histoires, ses personnages, sa logique propre, de l’autre, nous tous, notre langage ordinaire, nos attentes, notre exigence d’y comprendre quelque chose. 
Et moi, quand je vous parle aujourd’hui, je fais la même chose que les auteurs des évangiles. Je vous parle d’un monde auquel je veux être désespérément loyale parce que j’y perçois la Vie même, parce que la Vérité qui en émane est la vérité de ma vie. Mais je suis aussi loyale à notre langage commun, à vous et à moi, bien forcée d’en utiliser l’encyclopédie et la syntaxe parce que c’est ce qui nous permet de nous comprendre. Une double fidélité. De cette façon, le Royaume devient un peu plus familier, et notre langue commune, un peu plus poreuse. De cette façon, nous sommes des « serviteurs de la parole » (Lc 1,1-4), parce que nous ne cédons pas sur le désir de parler une langue inconnue, d’en goûter l’étrangeté, la beauté, mais nous ne renonçons pas à parler la langue des humains, parce que c’est là que nous avons un rôle à jouer.
Nous sommes doublement fidèles. C’est une position inconfortable ! Le traducteur vit avec la perpétuelle certitude qu’il trahit ses deux langues, parce qu’il ne peut jamais forcer l’une à devenir l’autre, ça coince toujours ! C’est inconfortable, et pourtant, dans un monde qui semble haïr l’étrangeté, nous avons pour tâche de rendre compte de quelque chose qui survient et qui est totalement étranger. Nous avons pour ambition de dire « vous savez, ça n’est pas si simple »… Nous avons pour tâche, nous aussi « serviteurs de la parole », de dire, vous savez, notre langage ne dit pas tout. Nous avons pour mission de faire dialoguer notre propre langue avec celle d’une contrée étrangère. Nous avons pour horizon la double loyauté à ce monde-ci et à un autre. Et nous avons pour mission la transmission, c’est-à-dire d’inviter dans ce monde-ci, pour nos contemporains, les échos d’un autre monde. 
Rappelons-nous, à la racine de la Réforme, il y a le geste prophétique de Martin Luther qui a traduit la Bible en allemand, pour la libérer du latin qui était la langue de l’Église. La Bible n’est pas destinée à rester l’apanage de quelques-uns qui la lisent en connaisseurs et en discutent savamment. Les textes bibliques contiennent les échos d’un monde étranger, et si personne ne s’en fait les traducteurs, alors ce monde reste silencieux pour nous. Il est toujours possible de dire les choses autrement. 
Il nous reste la responsabilité de traduire à notre tour, de prendre le risque de la traduction, pour dire ce qui, dans ces mots qui nous sont offerts, nous disent l’horizon du Royaume. Comment dirons-nous que Dieu a fait irruption de façon totalement nouvelle dans notre monde et a déjà changé ce monde ? L’apôtre Paul utilisait d’autres mots pour dire, je crois, la même chose. 
En effet, la parole de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour nous qui sommes sur la voie du salut, elle est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j'anéantirai l'intelligence des intelligents. (1 Co 1,18-19)
Il y a une certaine folie à vouloir parler de la croix à ceux qui n’en savent rien, parce que la croix renverse les valeurs du monde : là où les humains attendaient un Dieu vainqueur, le voilà qui laisser mourir son fils sur une croix ; là où les humains attendaient un règne puissant, il ressuscite mais il s’en va et nous laisse seuls à tenir le cap ; là où nous espérons qu’il vienne nous donner la puissance, il nous confie de dire comment il a déjà changé le monde, avec de simples mots, avec de simples histoires. Et il a l’air plus intéressé par le processus que par le résultat, par les moyens que par la fin. Il nous enjoint d’utiliser l’amour, la douceur, la parole, alors que nous savons bien que ce n’est pas aussi efficace que les armes, la haine et le silence. 
C’est un risque. Parler, dire l’étrangeté du Royaume, prendre le risque de la parole et de l’amour, c’est un risque. Faire confiance à une parole qui tient, qui résiste aux traductions, aux trahisons, à la transmission, parce qu’elle désigne un étranger venu habiter le monde à sa façon, c’est un risque. Faire entrer la folie de Dieu dans l’ordinaire du monde, c’est un risque. C’est celui qui nous est donné !


vendredi 13 novembre 2020

Le silence et l'absence

L'Église repose sur un type qui n'est plus là, c'est-à-dire, littéralement, sur rien. Et sur une parole qui, elle, reste, sur un souffle donné, l'immatérialité même. 

L'espèce de bouillonnement autour de la question du "droit" à la célébration des cultes me semble assez symptomatique d'une grande peur. Confrontés au vide obligé, nous sommes tentés de remplir. Confrontés à l'arrêt obligé, nous sommes tentés de redémarrer quelque chose qui vienne recouvrir cette peur du vide. 

Et si c'était l'occasion, plutôt, de se demander : quand tout s'arrête, que reste-t-il ? 

Quand il n'y a plus de rassemblements, de chants, de prières à haute voix, de rencontres, que reste-t-il ? 

Quand les activités d'Église s'arrêtent, que devient l'Église ? 

Il nous est donné, dans ce temps bien étrange, de contempler ce qui ne se donne jamais à voir d'habitude : une Église toute nue, toute vide. Que voyons-nous ? Que reste-t-il ? 

Ne serait-il pas temps de vraiment s'arrêter, et de vraiment regarder ce vide ? Ne serait-il pas temps de dire que toutes nos actions servent peut-être en temps ordinaire à recouvrir la peur du vide ? 

Mais quelle peur ? Il y en a deux. 

Il y a la peur que tout repose sur nous, que l'Église disparaisse si nous cessons de nous agiter. Alors bien sûr, on comble. Il faut produire du contenu. Il faut soulever la poussière. Il faut se sentir agir pour espérer que tout ne s'écroule pas complètement. 

Mais surtout, il y a la peur de l'absence, bien plus fondamentale, bien plus importante, celle qui est au coeur même de notre foi. Celui qui nous appelés n'est plus là - et pourtant son Eglise existe bien. Le tombeau est vide - et pourtant la résurrection existe. Dieu se fait absence et nous laisse seuls, il se fait promesse et en appelle à notre désir de rencontre. Il échappe à notre main-mise sur lui. Il se fait, pour toujours, celui que nous ne pouvons posséder. Ça, c'est très angoissant : il ne nous reste plus que le lien de confiance avec un absent. Et pourtant, c'est avec cet absent que nous sommes invités à entrer en relation. Le vide n'est pas un handicap, c'est la condition même de ce lien. C'est parce qu'il est absent que la foi est possible... 

Ne serait-il pas temps de ralentir, de mettre de côté les tentatives pour combler le silence et l'absence, pour accueillir cette absence... autrement ? 

Pour habiter le silence et l'absence et laisser résonner cette question toute simple : où en êtes-vous avec Dieu en ce moment ? 

mercredi 4 novembre 2020

Faire ou être ?

Si on arrête de faire des trucs d'Église, y a-t-il encore une Église ? Autrement dit, faut-il faire des trucs pour qu'il y ait une Église ? Ou pour poser la question autrement : si on enlève des choses, une par une, à la vie de l'Église, quand est-ce qu'il faut s'arrêter parce que si on enlève encore une chose, alors il n'y a plus d'Église ? C'est quoi la dernière chose qui fait qu'il y a une Église ? la chose indispensable ? 

C'est l'appel de Dieu qui fait l'Église, et rien d'autre. Être une Église, c'est répondre ensemble à l'appel de Dieu. Comme on peut. Et par définition, l'appel de Dieu, on ne peut pas l'enlever, vu qu'il ne dépend pas du tout de nous : la chose première, la chose qu'on ne peut pas enlever, c'est l'appel de Dieu. 

On pourrait aussi penser que ce qui fait l'Église c'est ce qu'on fait pour qu'elle soit active, visible et audible, pour qu'elle fasse le bien et dise le bon. On pourrait. Mais ce n'est pas du tout la même posture spirituelle. 

Si on pense qu'il faut "faire" l'Église, alors on vit sous un impératif et on vit l'Église comme un poids, une montagne à gravir, un ensemble de choses à faire qui ne s'épuisent jamais. On va chercher à faire toujours mieux, toujours plus, pour lutter contre la disparition. 

Si on pense qu'il suffit d'"être" l'Église, alors on vit sous le signe d'une liberté donné, d'un cadeau qui nous précède et nous offre l'espace d'une créativité toujours possible. On va chercher à faire, parce qu'on peut compter sur l'existence de l'Église qui ne dépend pas de nous. 

Faire l'Église ? Être l'Église ? Ce sont des attitudes spirituelles opposées. Ce sont des expériences de l'Église opposées, aussi. 

Par les temps qui courent, on en tirera des conclusions opposées. Pour faire l'Église, il faudra chercher à trouver les moyens de faire autrement ce qu'on fait d'habitude. Pour simplement être l'Église, rien à faire de particulier, mais une liberté qui s'ouvre de faire des choses qu'on ne fait pas d'habitude, juste parce que c'est possible, juste pour la joie de la liberté de rencontrer autrement, de réfléchir autrement, de créer autrement, de souffler autrement. Faire l'Église ? Être l'Église ? C'est une question, urgente, pour aujourd'hui. 


samedi 13 juin 2020

A sa place

Tu ne sais pas : tu ne sais pas quel est le jugement de Dieu sur toi.
Tu ne sais pas quel est le jugement de Dieu sur l'autre. Et lui, elle, ne sait pas non plus quel est le jugement de Dieu sur toi. 
Les honneurs ou la honte qui s'attachent à nous ici-bas ne sont pas les honneurs ou la honte dans le regard que Dieu porte sur nous. Le malheureux à la porte de nos villes ? il est peut-être prince au regard de Dieu - qui le sait ? Le fier qui se pavane ? il est peut-être destiné au pied de la table dans le regard de Dieu. Qui peut le dire ? en vérité, personne. 
Une conséquence de cette idée, c'est que je ne peux pas regarder mon prochain, ma prochaine, comme une cause perdue ni comme un maître du monde, parce que le jugement de Dieu m'est inconnu, dans un sens comme dans l'autre. Je suis bien obligée de considérer tout prochain, quel que soit son rang apparent, avec le regard le plus positif qui soit. Simple ? non. Honnête ? autant que je peux l'être. Parce que je ne sais pas. Je crois que le jugement de Dieu est important, mais il m'échappe absolument, et si j'admets que je ne suis pas Dieu, je suis bien forcée de voir dans mon prochain, ma prochaine, la merveille qu'il ou elle est probablement au regard de Dieu. Evidemment, je pourrais aussi faire le contraire et croire que Dieu le, la condamne et m'autoriser à le, la condamner aussi... mais c'est un jeu dangereux.
C'est Jésus qui le dit, que c'est un jeu dangereux. On peut lire ça dans l'évangile selon Luc, au milieu d'un long passage où Jésus mange avec des gens pas tellement recommandables, au grand dam de tout un tas de gens très bien qui ne se privent pas de le faire remarquer. Pour ces gens très bien, il s'agit bien sûr de savoir quelle est sa place et s'y tenir. Les pauvres et les pécheurs à leur place, le plus loin possible des bonnes gens, les bonnes gens en haut de la table, parce que c'est comme ça. Toute ressemblance avec notre monde actuel ne me semble pas entièrement fortuite. 
Alors voilà :
Jésus adressa une parabole aux invités parce qu'i remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places; il leur disait: Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée, et que celui qui vous a invités d'un et l'autre ne vienne te dire : "Cède-lui la place". Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place. Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière!re place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : "Mon ami, monte plus haut !" Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi. En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
Tu ne sais pas où ton hôte te placera : ne vole pas une bonne place qui ne serait pas la tienne. Tu ne sais pas où votre hôte vous placera : fais le pari que chacun mérite la meilleure place. Parce que vous ne savez pas... 
Il y a une conséquence importante à cette idée : lutter pour le respect de tout être humain dès ici et maintenant devient incontournable. Parce que nous ne savons pas... 

Retable du jugement dernier aux hospices de Beaune (Rogier van Weyden)
Retable du Jugement dernier aux hospices de Beaune 
(Rogier van Weyden)

lundi 8 juin 2020

Mérite

Il y a une façon de dire "Je l'ai mérité, j'y ai bien droit".
Il y a une façon de dire "Il l'a bien mérité, je m'en lave les mains". 
Que veut dire "mériter" ? 
Dans certains cas, il s'agit de dire que ce que nous avons, c'est par notre propre mérite que nous l'avons, et que rien ni personne n'a le droit de remettre en cause cet état de fait. 
Dans d'autres cas, il s'agit de dire que ce qui arrive à quelqu'un d'autre ne survient que par une faute de sa part, que quelque part, il l'a bien cherché. 
Il y a une façon de dire que nous méritons d'avoir les avantages que nous avons. C'est une façon de refuser de voir que ce que nous croyons mériter, nous en avons en fait hérité sans l'avoir cherché et nous en profitons sans y réfléchir. 
Il y a une façon de dire que les autres méritent le malheur qui leur échoit. C'est une façon d'attribuer à des individus la responsabilité du mal qui les atteint, pour refuser de voir que le mal vient d'ailleurs.
Tout ceci se traduit ainsi : "Je mérite le bien qui m'arrive, parce que je suis une bonne personne. Ils méritent le mal qui leur arrive, parce que ce sont de mauvaises personnes."
Dans un cas comme dans l'autre, on cherche à éviter de voir que les uns comme les autres, nous sommes pris dans des choses qui nous dépassent et auxquelles nous ne pouvons rien - ou si peu. 
La religion, hélas, peut nous tirer dans le sens d'une illusion coupable sur nos mérites et ceux des autres.
Quand vous avez passé votre vie à croire que vous êtes meilleur et que vous méritez le bon qui vous arrive, ou quand vous l'avez appris de gens que vous aimez et que vous auriez le sentiment de trahir si vous pensiez autrement, il est moins douloureux de vivre sous cette loi. Être dans les petits papiers de Dieu et en récolter les fruits. Regarder de travers ceux qui sont forcément en faute si le malheur leur échoit.
Il se trouve que Jésus met tout ça à l'envers.
Pour l'auteur de l'évangile selon Jean (au chapitre 9), cette question fait un tas de foin, à cause d'un type qui était aveugle, aveugle de naissance, et qui un jour croise la route de Jésus. Les disciples, bien renseignés sur la question des mérites et démérites et de ce que la religion est supposée en dire, se demandent qui a fauté, pour qu'il devienne aveugle : ça peut être lui (m'enfin il était bébé, alors quand même...) ou alors, évidemment, ses parents. Mais ça n'a quand même pas l'air bien solide comme idée, alors ils posent la question au type qu'ils suivent depuis un moment et qui a l'air d'avoir des idées bien arrêtées sur un certain nombre de choses : Jésus.
Evidemment, il répond à côté. Ni l'un ni les autres, dit-il. Et il ajoute un truc sur le fait qu'on peut travailler pendant qu'il fait jour et que ça tombe bien, c'est lui la lumière du monde. Et un autre truc sur la gloire de Dieu. Et paf, il guérit le type. Le foin ne s'arrête pas là : tout un tas de gens convoquent tout un tas de gens pour éclaircir cette histoire, et demander pourquoi l'ordre naturel des choses était remis en question, un jour de sabbat en plus. Ils ne voient pas du tout comment ça peut se faire. Ce type qui n'avait pas mérité la guérison, qui avait même mérité par son péché l'injustice qui le frappait, qu'ils disaient, il ne fallait quand même pas être grand druide pour voir que c'était une vaste fumisterie. Y a pas de "faut voir", c'est tout vu - et ils le fichent dehors.
Bon. Et nous, on fait quoi ? On essaye de voir ou pas ? On essaye de voir ou on préfère notre aveuglement ? On en fait quoi, de cette question du mérite ?
On peut tout à fait croire qu'on a mérité le bon et que les autres méritent le mal. La question est alors : est-ce bien chrétien, comme sentiment ?
Au moment de la Réforme, on a beaucoup agité cette question : peut-on ajouter à ses mérites en payant (ça s'appelle les indulgences) ? Peut-on sauver ceux qui sont déjà morts en leur payant des mérites pour les sortir du purgatoire ? Plus tard, la question a évolué, mais on ne s'en est jamais vraiment débarrassé. Quand des êtres humains ont été réduits à néant parce qu'ils ne méritaient pas d'être en vie, on a dit pour justifier ça qu'ils n'étaient pas vraiment humains. Des humains méritent le respect, oui - mais ceux-là ne l'étaient pas. La question est toujours : est-ce bien chrétien, comme sentiment ?

Henri Lindegaard


mardi 14 avril 2020

Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?

Maintenant que nous sommes bien ressuscités, qu'est-ce qu'on fait ? Comment on pense ? Et surtout, à qui on pense ?
Le confinement, oui c'est dur. Ça fait une grosse rupture dans notre vie, ça bouscule, ça questionne, ça angoisse, ça nous pousse à chercher des choses drôles à regarder, ça nous encourage à cocooner, à retrouver ce qui nous fait du bien dans le quotidien. Mais... vous savez qui nous remercie et nous déteste à la fois, en ce moment, au spectacle de nos affres ? 

Ceux qui sentaient confusément que c'était normal d'être déprimé.e quand la maladie leur a coupé les pattes et tout enthousiasme pour la vie
Ceux qui sentaient confusément que non, ce n'était pas si simple de se secouer un peu et de profiter de ce temps libre pour entamer un grand projet de vie
Ceux qui sentaient confusément qu'il était légitime de nous détester lorsque nous disions qu'ils n'avaient pas l'air malade et qu'ils en faisaient un peu trop
Ceux qui se retenaient de toutes leurs forces pour ne pas répondre sèchement quand nous leur reprochions de ne servir à rien et de coûter trop cher à la collectivité
Ceux qui croyaient ne servir à rien parce qu'invisibles, parce qu'à peine légitimes, parce que leur salaire était si misérable et leur impression sur nos rétines si éphémère
Ceux qui ont bossé tout ce qu'ils ont pu pour seulement surnager péniblement et qui ont fini par lâcher l'affaire
Ceux qui se sentaient coupables d'avoir les ailes coupées, la vie ratatinée, par la dureté du quotidien
Ceux qui croyaient être anormaux de mal vivre le malheur et la pesanteur des jours 
Ceux qui croyaient que le bonheur était au détour d'une publicité, sans jamais y croire tout à fait
Ceux qui ont essayé un jour d'entrer dans un bâtiment religieux et qu'on a regardés de travers parce qu'ils n'avaient pas les codes et qui, maintenant, regardent nos beaux services religieux et s'interrogent
Ceux qui sont polyglottes, mais pas des langues qu'il faut

Ils sont trop, ou pas assez ; ils serrent les dents devant notre injustice

Ceux qui n'avaient pas les moyens et que nous regardions de haut
Ceux qui prenaient en plein coeur l'injonction à aimer leur vie alors que leur vie est détestable
Ceux que nous avions oubliés et qui s'en sentaient moins humains 
Ceux qui nous enviaient d'avoir la légèreté des relations faciles, des conversations agréables
Ceux qui croyaient vraiment être malades alors qu'ils étaient juste différents
Ceux qui se sont forcés à nous croire et qui découvrent que nous avions tort
Ceux qui n'ont même pas envie de nous mépriser en retour en nous voyant nous débattre avec nos émotions contradictoires
Ceux qui avaient honte d'avoir peur, et honte d'avoir honte d'avoir peur
Ceux qui le savaient, que le monde était inégalitaire et cruel  
Ceux qui se découvrent légitimes du simple fait d'exister et que le silence soulage enfin
Ceux qui espèrent que le monde d'après ne sera pas aussi dur que le monde d'avant, mais qui entretiennent peu d'espoir
Ceux qui ont l'espérance chevillée au corps, sans savoir d'où elle vient

Nous avions oublié que nous étions fragiles et si dépendants de nos sécurités quotidiennes. 
Ils savent, et luttent, et n'en font pas un titre de gloire. Ils ont même honte de leur colère et de leur tristesse qui nous semblent si illégitimes. 
Ils comprennent en ce moment que si nous trouvons normal de nous plaindre aujourd'hui, ça veut dire qu'ils en avaient le droit hier et qu'ils l'auront encore demain.
Par tous ceux-là, je comprends aujourd'hui pourquoi Jésus disait que c'était eux qui entreraient en premier dans le Royaume des Cieux, et que nous aurions tout intérêt à nous reconnaître en eux pour y entrer aussi, avant que le monde ne reprenne sa course folle et que nous ayons oublié.
Ne cessons pas d'échanger nos vidéos rigolotes, nous en avons besoin. Ne lâchons pas nos téléphones, ils sont une ligne de vie. Ne lâchons pas sur l'essentiel, qui est de se sentir vivant même au milieu de ce qui semble mort. Mais n'oublions pas - surtout n'oublions pas que notre exceptionnel d'aujourd'hui, c'est l'ordinaire de tous les jours pour beaucoup. 

Van Gogh, Les mangeurs de patates

dimanche 12 avril 2020

Parmi les vivants

"Si l’on me disait que le monde devait se finir demain, j’irais planter un pommier..." 
On attribue souvent cette phrase au réformateur Martin Luther. En réalité, cette phrase n’apparaît pas dans les écrits de Luther : on la trouve pour la première fois parmi les chrétiens de l’Église allemande, au début des années 1940, au creux le plus noir, le plus terrifiant de l’histoire en marche. Une phrase qui dit que le monde semble finir, et pourtant qu’il reste la place pour une décision. Une décision folle, inutile aux yeux du monde, dérisoire et même risible. 
Pourquoi se donner la peine d’aller planter un arbre dont on ne verrait jamais les fruits, dans un monde qui s’achève ? Pourquoi se donner la peine de vivre, alors que la mort s’annonce inéluctable ?
Je vous propose aujourd'hui, en format audio, une méditation pour le dimanche de Pâques.
Belle résurrection à vous ! 

Jean-Marc Pascolo, Pommier en fleur à Murrhardt

vendredi 10 avril 2020

Les mots pour le dire - la tristesse

Cette semaine, et aujourd'hui, Vendredi Saint, en particulier, c'est le moment de dire le deuil, collectivement, pour n'être pas seuls et pour en comprendre le sens. Le deuil, particulièrement, de Dieu. Aujourd'hui, c'est une certaine compréhension de Dieu qui doit mourir : comment comprendre, comment admettre, que celui que Dieu a envoyé parmi nous a été tué et qu'il a laissé faire ça ? Comment comprendre, comment admettre, qu'en plus ce soit une bonne chose ? 
Nous n'avons pas les mots. Individuellement, chacun dans notre coin, nous n'avons pas les mots. Si les églises et les temples se remplissent à Pâques, c'est souvent parce que nous avons besoin de communauté dans ce moment précis. Il faut pouvoir dire ensemble, chanter ensemble, célébrer ensemble ce qui peut l'être, y trouver du sens, ne pas laisser la mort prendre le dessus. Au contraire : célébrer la vie ! 
Alors en ce moment, que nous reste-t-il ? Quels mots avons-nous pour le dire ? Nous faisons en ce moment l'expérience des mots qui manquent. Isolés, nous alternons entre consommation parfois compulsive de mots offerts (sur internet, dans les livres, la presse et la radio, dans les films et les séries, dans les conversations précieuses d'être rares) et retrait, repli sur nous-mêmes, autour du silence. Quels sont nos mots pour dire le deuil, la tristesse, l'absence, la solitude ? 
Nous sommes une société bavarde, ô combien. Et pourtant, nous n'avons pas les mots. Nous ne sommes pas habitués à dire la tristesse. Je ne compte plus le nombre de personnes qui m'ont dit récemment "Je ne suis pas à plaindre", "Il y a pire comme situation". Et c'est sans doute vrai. Mais c'est comme si nous ne pouvions pas communiquer la douleur intime, ténue parfois, débordante parfois, sous prétexte que d'autres pourraient souffrir aussi. 
Ne nous laissons pas prendre au piège du manque de mots pour le dire. Ne croyons pas que, parce que les mots nous échappent, nous pourrions ne pas ressentir. Il est normal d'être triste, d'être en deuil. En deuil de la vie ordinaire. En deuil de ceux qui meurent. En deuil de nos illusions sur notre maîtrise du vivant. En deuil de nos espérances, de nos projets, de nos joies attendues, des relations qui nous sont chères. En deuil, malgré les petites joies et les petits bonheurs. Il est normal aussi de se sentir confusément coupables d'être sains et saufs, alors que d'autres ne le sont pas, alors que d'autres luttent à notre place. 
Le silence du deuil est ce qu'il y a de plus douloureux. Or, les mots existent. Il existent mais ils ne prennent consistance véritablement que si vous les adoptez pour vous-mêmes, si vous les laissez résonner au fond de vous pour donner corps, chair, substance, à ce deuil sans mots. Ne laissez pas les mots des autres recouvrir la tristesse pour tenter de la chasser, ça ne marche pas. Attrapez simplement au vol les mots qui vous aideront à dire la tristesse, simplement pour dire qu'elle est là, qu'elle existe. 
D'avoir dit pour vous-même "C'est vrai, c'est dur" peut vous ouvrir les oreilles à ces mots venus des autres et qui disent "C'est dur, c'est vrai". 
Vendredi Saint, mort de bien des choses que nous aurions pu espérer... mais pas des mots pour le dire. 

Jörg Bräu l'Ancien, retable de Melk (1520)

dimanche 5 avril 2020

Le masque et les faux-semblants

En ce temps de confinement, le mot de "masque" a des échos bien réels et urgents, comme ce qui peut faire la différence entre la vie et la mort. Mais ils y a d'autres masques que ceux-là... 
Nous entrons aujourd'hui dans la semaine des faux-semblants. 
Aujourd'hui, jour de Carême, c'est Jésus qui monte à Jérusalem, impassible, au milieu de la foule en délire qui l'adore et se livre à des manifestations de joie débordante : enfin, le libérateur, le guérisseur, le plus grand des prophètes, le fils de Dieu en personne s'approche, il va livrer la plus grande des batailles ! Enfin ! Mais oui, on l'aime, on l'adore cet homme-là ! 
Il y aura aussi le reniement : les disciples qui lâchent le maître, même celui qui a juré de ne jamais le quitter et qui se surprend à l'abandonner publiquement. Mais oui, on l'aime, mais enfin... si c'est trop dur... 
Il y aura le confinement : les disciples qui, atterrés par la mort du maître, se cachent, terrorisés de devoir subir le même sort si ça se sait, qu'ils sont les disciples de ce maître-là : mais oui, on l'aime... mais il vaudrait mieux que ça reste discret. 
Sommes-nous bien sûrs de n'être pas les mêmes disciples ? attendant la grande libération glorieuse ? renonçant quand ça devient trop dur? cachés parce que c'est trop dangereux ? Ceux qui disent ou qui pensent "Oui on l'aime, mais..." Qui d'entre nous oserait se dire meilleur ? C'est la semaine des faux-semblants, la semaine des masques qui vont bientôt tomber. C'est la semaine où nous sommes invités à admettre que nous aussi, au quotidien, nous portons des masques pour faire face aux circonstances, et que nous sommes toujours prêts à en changer bien vite quand les circonstances changent. 
Entendons-nous : c'est au milieu de ces erreurs de perspective, de ces idées grandioses plaquées sur un Dieu autre, de ces renoncements au coeur des difficultés, que Dieu s'approche et qu'il nous convoque à le suivre. C'est là, et pas ailleurs. C'est avec tout ça comme bagage. Avec nos masques pour bagages. Malgré eux. 
Admettons-le, cette semaine encore, nous préférerions nos masques habituels, ceux qui nous permettent de nous confronter à autrui sans perdre la face, les petits arrangements avec nos vérités, les petites histoires qui nous font paraître meilleurs et plus aimables. 
Qu'il nous soit donné de poser ces masques pour être en vérité autant que faire se peut. Qu'il nous soit donné de rencontrer autrui avec sincérité, sans crainte et sans fard, lorsque c'est possible et que dans ce temps de communications virtuelles, nous ne devenions pas de simples porteurs de masques.
Si nous avons foi en Dieu, nous le savons : devant lui, pas de masque possible, ni pour lui, ni pour nous. Cette semaine sainte, c'est cela qui se joue pour nous... 

Giotto

mercredi 1 avril 2020

Il y a des jours comme ça

- Il y a des jours comme ça, mon chaton, ...
- Oooh miah.
- Je te demande pardon ?
- Je te connais, mon humaine. Quand tu commences comme ça, ça fait pas un pli, tu me chasses de ta bible où je suis augustement assis et tu racontes des trucs à n'en plus finir. 
- Je vois. Je vois.
- Te vexe pas, mon humaine. C'est juste pour miaouter. Tu voulais dire quoi ?
- Je sais plus.
- Alors dis autre chose, ô pourvoyeuse de mots.
- Alors, la recette des écorces d'agrumes confites. Juste pour dire. 
Bien laver et brosser des agrumes non traités : citrons, oranges, pamplemousses, kumquats. Les peler à vif avec un couteau bien aiguisé (c'est-à-dire prendre toute la peau jusqu'à la chair). On se retrouve avec de grandes languettes d'écorce qu'on recoupe en bâtonnets (sauf pour les kumquats qu'on laisse entiers). Mettre dans une cocotte, couvrir d'eau froide, mener à ébullition, puis égoutter. Couvrir à nouveau d'eau froide, mener à ébullition, etc., encore deux fois, ceci afin de se débarrasser de l'amertume, puis laisser bien égoutter.
Peser et verser dans une cocotte avec le même poids de sucre blanc. Laisser reposer toute une nuit. Le lendemain, mettre à feu très doux (il ne faut pas laisser bouillir) et laisser confire tout doucement pendant deux ou trois heures. Laisser refroidir. Recommencer le lendemain et ainsi de suite jusqu'à ce que le liquide restant soit devenu très épais. Poser les écorces confites sur du papier sulfurisé et les laisser sécher, de quelques heures à quelques jours selon la chaleur et la sécheresse ambiantes. Enfin, rouler les écorces (ou les kumquats entiers) dans du sucre ou, pour les plus aventureux, les couvrir de chocolat fondu. 
- Allez viens, mon chaton, on va s'ouvrir une boîte de sardines.
- J'aime bien quand tu causes comme ça, mon humaine.

Lucas Cranach l'Ancien, L'Arbre de la connaissance

mardi 31 mars 2020

Les mots pour le dire

L'effort n'est pas encore pour maintenant. Dans quelques jours, déjà, il faudra se confronter à la perspective d'une vie qui résiste à la mort... mais pour l'instant, ce qu'il nous faut, ce sont des mots pour dire la mort. Pour la dire sans éviter de la regarder en face. Pour la dire sans hésiter à souffrir à cause d'elle. 
Pour la dire, surtout, pour d'autres que nous-mêmes. Pour tous ceux qui l'affrontent au quotidien, qui se battent contre elle. Pour tous ceux que nous avons oubliés, à nos frontières, dans nos bidonvilles, dans nos prisons, dans les failles et les points aveugles de notre société. C'est le moment de dire la douleur de la pauvreté, pas la belle, celle que nous souhaitons, celle de la simplicité et de la clarté par manque d'encombrement, non, l'autre, la misère, la terrible, celle qui ne sait pas d'où viendra le prochain bout de pain. C'est le moment de nous lamenter avec celles qui souffrent parce qu'elles sont physiquement plus faibles qu'un homme, empêtrées dans l'obligation de rester et qui n'ont même pas les mots pour dire la culpabilité. C'est le moment aussi de dire le refus de l'avidité qui condamne les uns au trop de tout et les autres au manque de tout. Nous avons les mots pour cela, nous avons la révolte pour cela. Nous avons le temps pour cela. 
Toi, Dieu, pourquoi as-tu abandonné ? Pourquoi as-tu renoncé à accompagner ceux qui souffrent, ceux que nous avons, nous, oubliés ? Pourquoi es-tu si absent ? 
Nous avons les paroles faciles pour dire que tu es là malgré tout, que tu luttes avec nous, contre la misère et la douleur et la peur, et pourtant, notre expérience de chaque jour, c'est que tu nous laisses nous débattre seuls. Si elles sont trop faciles, ces paroles, elles tuent, elles nous font baisser les bras, détourner le regard, oublier la douleur. 
On ne peut les dire en vérité qu'en ayant fait l'expérience de ta présence malgré tout. On ne peut les dire que si on se met soi-même à l'épreuve d'en être relevés. 
Pour l'instant, nous avons les mots pour nous lamenter avec le monde, parce que nous ne craignons pas de rejoindre le monde avec ces mots-là. En vérité. 
Bientôt, dans quelques jours, nous serons appelés à croire bien plus incroyable que cela : que la mort a été vaincue. C'est beaucoup plus difficile à croire parce que nous n'avons pas les mots. La mort, nous la voyons, nous la craignons, nous nous en lamentons avec le monde. La résurrection, c'est autre chose... Qui nous donnera les mots pour la dire ? 
Peut-être que de ce creux, de cette absence de mots au coeur de tous ces maux, naît doucement le désir puissant de cette vie nouvelle qui s'apprête à surgir... 

Dirk Van Baburen, Le Couronnement d'épines

vendredi 27 mars 2020

C'est pas juste

C’est pas juste ! 

Si vous êtes parents, vous connaissez le syndrome du « biscuit cassé ». Ce moment éprouvant où votre enfant, fatigué, ou éprouvé, ou affamé, prend un biscuit pour se remettre de ses émotions, et que, malheur, le biscuit se casse entre ses doigts... C’est pas juste ! En cet instant, c’est comme si tous les malheurs de la terre se concentraient dans ce biscuit cassé. C’est pas juste... c’est pas juste qu’une telle chose m’arrive, alors que je n’ai de contrôle sur rien dans mon existence, et même cette toute petite chose-là m’échappe. C’est pas juste, parce que ce qui devait me consoler me confronte au non-sens de l’existence. C’est pas juste, parce que les plus grands sont les plus forts et qu’ils peuvent taper dans la cour de récré. 

Mais c’est pas juste aussi, parce que ceux qui n’avaient rien fait sont morts. De façon absurde, sur la route des vacances. De façon amère, sur la route de l’exil. De façon malheureuse et souvent tragique, dans un lit d’hôpital. Toutes ces morts nous accablent, toutes les morts n’ont aucun sens. Et chacun de nous a son propre biscuit cassé, ce moment où une toute petite chose finit par nous faire exploser de colère et de révolte face à toutes les grandes choses auxquelles nous ne pouvons rien. C’est pas juste... en effet, ce n’est pas juste. 

Au cœur de l’Ancien Testament, déjà, cette révolte contre la fatalité s’exprime dans le livre de Job. Job, vous vous en souvenez, est un homme riche, qui a tout – possessions, respect de ses contemporains, une famille merveilleuse, une épouse fidèle, des amis, et un Dieu sur lequel compter. C’est un homme plus que respectable. L’auteur (ou les auteurs) du livre de Job prend un soin infini à présenter le portrait d’un homme parfait, plus que parfait, un parangon de vertu et de grâce humaine. Celui qui n’avait jamais rien fait de mal dans sa vie, que Dieu même respectait, et qui poussait le zèle religieux jusqu’à offrir des sacrifices pour des fautes même pas commises, au cas où. S’il existait un grand livre des fautes et des mérites, il serait du côté des parfaits. S’il existait un grand livre des indulgences, il pourrait racheter tous les maudits du purgatoire... 

Alors tout ce qui lui arrive – c’est pas juste. Vraiment, c’est injuste. C’est même l’exact contraire de la justice. Et là encore, les auteurs du livre de Job le mettent en scène par le personnage du Satan, le diviseur, le fourbe, le malicieux. Personnage imaginaire certes, mais qui représente tous ces doutes qui nous tenaillent au fond, toutes ces pensées mesquines et bien humaines : pourquoi est-il bon, celui-là ? Pourquoi a-t-il tout ? Quel secret contrat a-t-il passé avec le bon Dieu, pour que toutes ces bonnes choses lui arrivent, alors que moi... c’est pas juste... Il y a un Satan en nous, qui vient semer le doute au cœur de la foi la plus ancrée... 

Le moine Martin Luther, quelques siècles après Job, était en proie au même doute. Et quand je dis doute, je devrais dire angoisse, l’angoisse la plus profonde, de celle qui vous tient aux tripes de jour comme de nuit et ne vous laisse pas un instant de repos, juste des moments plus calmes. Dans ses moments calmes, Luther croyait pouvoir satisfaire Dieu – ce Dieu de toutes les religions, des plus rigoristes aux plus profanes, le Dieu de notre imaginaire, le Dieu terrible et vengeur qui pèse les âmes et les cœurs et attribue à chacun selon ses mérites. Ce Dieu-là est impossible à satisfaire. Les exigences de ce Dieu-là sont infinies. Comment être juste face à un tel Dieu ? Dans ses moments plus calmes, Luther y mettait pourtant tout son zèle, réalisant toutes les œuvres humaines qu’il est humainement possible de faire, jeûnant, priant, se privant, pour atteindre à la perfection. Mais jamais il ne pouvait tout à fait écarter la colère de ce Dieu-là, qu’il sentait toujours prête à s’abattre sur lui. Il écrira plus tard, à propos de cette période de sa vie : « J’étais chevauché, jour et nuit, par une bête féroce, et je ne savais si c’était Dieu ou si c’était diable ».

C’est de cette angoisse, de cette confrontation, jour et nuit, avec ce Dieu terrible, qu’est née la Réforme. Luther raconte cette expérience : « Moi qui, vivant comme un moine irréprochable, me sentais pécheur devant Dieu avec la conscience la plus troublée et ne pouvais trouver la paix par mes bonnes actions, je haïssais d’autant plus le Dieu juste qui punit les pécheurs, et je m’indignais contre ce Dieu, nourrissant secrètement sinon un blasphème, du moins un violent murmure... » 

Luther vivait comme Job, accablé de malheur et de désespoir. Après toutes ces années où il tentait de sauver son âme, dégoûté de lui-même et de ce dieu, dégoûté des marchandages sordides où se trouvait acculé, c’est en lisant la Bible que, pour lui, la lumière est venue déchirer les ténèbres. « Le juste vivra de la foi... » Dieu fait de toi un juste. C’est ça, la justice de Dieu. 

Luther avait fini par comprendre ça. Dieu n’attend pas que tu soies juste pour t’aimer. Il t’accepte et c’est ça qui te rend juste. La justice, ça se reçoit. Sans rien à y faire. Sans avoir à la gagner. Autrement dit : il n’y a pas de condition à remplir, pas d’œuvres à accomplir, pas de sacrifices à faire. Tu es rendu juste. Il ne s’agit pas de se conformer à quoi que ce soit, simplement d’accueillir ce don inouï. Crois-tu cela ? 

Comprends-tu cette révélation qui a déchiré le ciel ? Parce que c’est un nouveau soleil qui se lève sur nos vies, lorsque vraiment nous le croyons. La foi qui naît en nous, c’est un cadeau, c’est la confiance toujours possible, c’est le roc de notre vie, la valeur de notre vie. C’est une révolution spirituelle, qui nous permet de reconnaître notre juste place. Nous sommes rendus justes ; nous pouvons nous risquer à vivre comme des justes, parce que nous n’avons plus à le gagner. 

Comprendre cela, c’est être délivré de tous les dieux obscurs et accusateurs, de tous les dieux qui ne nous aiment qu’à condition d’être conformes, qu’à condition de faire ce qu’il faut. Il ne « faut » rien ! C’est donné.

C’est la naissance d’un nouveau Dieu ! Entendez-moi bien, je ne dis pas que la Réforme a créé un nouveau Dieu qui viendrait supplanter tous les autres, meilleur, plus costaud, plus performant, plus puissant. Non : rien ni personne ne peut enfermer Dieu dans une boîte, les protestants pas plus que les autres ! Mais les protestants, s’ils continuent à protester, le font toujours, doivent toujours le faire, pour dire et répéter que Dieu se révèle sous un nouveau jour, lorsqu’il vient renverser notre « c’est pas juste ». 

Et vous le savez, tout le livre de Job nous montre ce pauvre Job, accablé par le malheur, et qui doit encore faire face à ses « amis » qui veulent à tout prix lui faire dire que tout ça doit bien avoir une raison, qu’il a bien dû faire quelque chose pour s’attirer tout ce malheur. Nous savons, nous, que ce n’est pas le cas. Dieu lui fait confiance, à Job, toujours. C’est ce satané Satan qui sème le doute, qui sème la méfiance, qui insinue... 

Le malheur de Job, tous les malheurs qui s’abattent sur l’humanité, ne peuvent jamais être justifiés. Rien, jamais, aucune volonté divine ne saurait justifier le malheur. Il s’agit pour nous, aujourd’hui, de savoir de quel côté nous serons. Le côté des accusateurs, ceux qui, pour préserver leur vision du monde, leur peur de Dieu, accuseront les malheureux de leur malheur ? Ceux qui enfoncent dans la culpabilité, qui édictent des décrets qu’ils attribuent à Dieu, qui cherchent à imposer un ordre moral et religieux, qui sèment le doute et la culpabilité ? Ou du côté de ceux qui, en silence, se tiendront aux côtés des malheureux pour les accompagner, dans la faiblesse assumée de leur humanité ? Ceux qui disent « tu l’as sûrement mérité » ? Ou ceux qui disent « non, c’est pas juste » ?

Dieu accompagne nos révoltes et s’y rend présent. Si vous ne le croyez pas encore tout à fait, rappelez-vous... Dieu n’est pas resté planqué dans le ciel, à juger de loin les petites affaires des hommes. Les affaires des hommes, et jusqu’aux plus sordides, il les a connues. Il a fait le choix d’entrer dans l’histoire humaine, en humain, pour les vivre jusqu’au bout avec nous. Dans la faiblesse de la naissance. Dans la détresse de la mort. Pour que nous n’en restions pas prisonniers. Pour que nous puissions les traverser. Et protester. Ne jamais cesser de protester. Contre ce qui, dans le monde et jusque dans notre propre cœur, voudrait faire croire, nous faire croire, que Dieu est un Satan. 

Albrecht Dürer, retable Jabach (probablement commandé par Frédéric le Sage pour célébrer la fin de l'épidémie de peste en 1503)

mercredi 25 mars 2020

Tenir le coup

Comme Jésus s’en allait du temple, un de ses disciples lui dit : « Maître, regarde : quelles pierres, quelles constructions ! » Jésus lui dit : « Tu vois ces grandes constructions ! Il ne restera pas pierre sur pierre ; tout sera détruit.»
Comme il était assis au mont des Oliviers en face du temple, Pierre, Jacques, Jean et André, à l’écart, lui demandaient : « Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe que tout cela va finir. »
Jésus se mit à leur dire : « Prenez garde que personne ne vous égare. Beaucoup viendront en prenant mon nom ; ils diront : “C’est moi”, et ils égareront bien des gens. Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerres, ne vous alarmez pas : il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin. On se dressera en effet nation contre nation, et royaume contre royaume ; il y aura en divers endroits des tremblements de terre, il y aura des famines ; ce sera le commencement des douleurs de l’enfantement.
Soyez sur vos gardes. On vous livrera aux tribunaux et aux synagogues, vous serez roués de coups, vous comparaîtrez devant des gouverneurs et des rois à cause de moi : ils auront là un témoignage.
Car il faut d’abord que l’Evangile soit proclamé à toutes les nations. Quand on vous conduira pour vous livrer, ne soyez pas inquiets à l’avance de ce que vous direz ; mais ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites-le ; car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit Saint. Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront condamner à mort.
Vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. (Mc 13,1-13)
Regardez - regardez la situation en face, mais ne vous perdez pas. L'urgence est là, la violence est là, le danger est là, mais ne vous laissez pas happer. Ne vous laissez pas fasciner par tout cela, car l'essentiel n'est pas là. La destruction, la mort, oui, c'est vrai, sont là. Mais ce n'est pas la fin de tout. Prenez garde de ne pas croire à la fin du monde : vous vous égareriez. 
Il s'agit de tenir bon, de tenir le coup. Assis face au temple avec ses disciples, Jésus prêche la ténacité face à l'adversité, sans cacher la violence de ce qui s'annonce. Le temple lui-même, le coeur de la vie religieuse, sera détruit, symbole de l'effondrement de toute solidité de la société, et surtout symbole de l'effondrement de la médiation nécessaire entre les humains et Dieu. Et maintenant ? 
Il faudra tenir à une chose, et à une seule : il faut que la bonne nouvelle soit proclamée sur toute la terre. Je ne sais pas vous, mais moi, face à la perspective d'une catastrophe, je préférerais un encouragement un peu plus humain, avec un minimum d'empathie, la promesse au moins de jours meilleurs, d'un but glorieux. Même pas. Il faut encore bosser, et proclamer. Les bonnes oeuvres, jusqu'au bout, pour se gagner son paradis, quoi. 
Sauf que... sauf que ce n'est pas nous qui allons parler. (Et en plus, dépossédés de notre propre parole ! oui - on peut le voir comme ça). Soutenus par une parole qui n'est pas la nôtre, animés par un souffle qui n'est pas le nôtre. On se bat avec des armes offertes par un autre. Apparemment pas bien efficaces : des mots, du souffle. Destinés à d'autres que nous-mêmes, tournés vers le monde, vers autrui, vers l'humanité toute entière. Nous sommes liés de souffles et de mots. 
Être porteurs de mots et d'un souffle venus d'ailleurs : voilà ce qui nous permet de tenir le coup, de tenir le choc. De ne pas nous décourager. De tenir le cap vers un monde qui se profile... 

Jeanne Lombard


mardi 24 mars 2020

Dérisoire et absurde

Une femme vient au temple, pour une toute petite chose. Elle n'a pas accès aux grandes choses de la religion de toute façon - c'est une femme, et elle est pauvre, et sans importance. Elle n'est là que pour cette chose-là : mettre son argent dans le tronc des bonnes oeuvres. Geste absurde et dérisoire : cela ne changera rien au destin commun. Au moment de compter les sous, peut-être même ce simple sou se perdra-t-il sous la table, peut-être ne sera-t-il même pas compté. 
Une simple vie. Il est absurde et dérisoire de croire qu'une simple vie ait pu sauver l'humanité toute entière. Une simple vie dont le souvenir aurait pu se perdre, dont l'utilité aurait pu disparaître à tout jamais des mémoires. Celui dont la vie, bientôt, va se perdre est assis auprès du trésor et regarde ce qui s'y joue. 
Les gens importants viennent s'y sentir importants. La légitimité s'expose et se savoure. Être bon et le savoir, ça se gagne à coups de dollars, chacun selon ses moyens. Jusqu'au grain de sable qui vient enrayer la machine. Le simple sou absurde et dérisoire, le tout petit, le presque rien, qui vient en remontrer aux liasses rebondies. Les apparences sont vouées au néant. Le presque rien, le grain de sable, est ce qui compte infiniment. 
C'est que le grain de sable représente ce qui fait vivre réellement, par-delà la mort, la mort de faim quand on n'a plus rien, la mort de maladie quand il n'y a plus de traitement, la mort de désespoir quand tous les rêves se sont envolés, la mort de trop parce que le trop envahit tout. Le grain de sable représente l'absurde et le dérisoire d'une infinie confiance qui se donne jusqu'au bout. Tant qu'on peut, on donne. On donne ce qu'on a de si peu : le petit bout d'espoir, le petit bout de reste, le petit bout de ce qu'on a qu'on reconnaît être universel. Quand ce qu'on a ne fait que passer par nous. 
Celui qui va mourir regarde, et voit la métaphore de ce qui s'annonce. Sa vie va se terminer, absurde et dérisoire mort à venir, mais elle n'est pas en vain. Elle signe la fin d'une histoire, et le début d'une autre, trace d'une infinie espérance. 
Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l’argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes. Appelant ses disciples, Jésus leur dit : « En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. Car tous ont mis en prenant sur leur superflu ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. » (Mc 12,41-44) 
Matthias Stom, Vieille femme à la bougie

lundi 23 mars 2020

Redresse-toi !

Cette femme se tient, silencieuse, dans un coin de la synagogue. Elle se tient courbée, penchée vers le bas, accablée par toute une vie de souffrance et de silence. Courbée vers le sol par un poids trop lourd. Toute maladie nous rend muet. Nous enferme, nous impose le silence. Pas seulement à cause de la douleur, mais parce que trop souvent, parler c’est s’exposer à entendre l’autre ajouter à nos blessures. « Secoue-toi ! redresse-toi ! mais qu’est-ce que tu as bien pu faire pour que ça t’arrive ? si j’étais toi… » Ca ne laisse plus beaucoup de place pour une parole vraie. Ca ne laisse pas d’espace pour qu’un souffle puisse apporter un peu d’apaisement, un peu de nouveauté dans l’accablement. Et surtout, le « il faut »… « Il faut que tu te secoue… il faut que tu prennes sur toi… » Comme si ça n’était pas déjà le cas ! La maladie rend sourds et aveugles ceux qui ne veulent pas la voir, pas l’entendre. La souffrance enferme dans une prison de solitude. 

Au fond, tous nos rapports aux autres tiennent largement dans ce « il faut » ou « il faut pas ». Et vous l’entendez bien, ça tient de l’ordre. Aux deux sens du terme : ce qui force à faire quelque chose, et ce qui met de l’ordre, ce qui met les choses à leur place. Vouloir de l’ordre, c’est savoir où on en est, si ce à quoi, ou à qui, on fait face, est bien là où il faut… Il faut… il faut pas… 

Ce n’est jamais le bon moment ni le bon endroit pour que quelque chose de la souffrance puisse se dire. Il y a toujours des bien-pensants pour dire que ce n’est pas le moment, pas l’endroit. Et il y en aura toujours. Les pires, ce sont les bien-pensants religieux. Parce qu’ils pensent parler au nom de Dieu, en toute bonne foi si j’ose dire. Et que la loi de Dieu peut très vite se transformer en un nouveau « il faut »… Seulement voilà : à un moment ou à un autre, on se voit soi-même dans la position de celui qui souffre, et qui ne peut pas parler, et qui doit rester avec sa souffrance face à tous les « il faut » du monde. Et qui finit par ne plus entendre que des ordres, auxquels de moins en moins il peut faire face au quotidien, parce qu’un ordre supplémentaire n’est plus qu’un poids supplémentaire. 

Cette femme, c’est l’image de chacun de nous lorsque nous nous trouvons du mauvais côté des « il faut ». C’est l’image de toute l’humanité, incapable de se relever seule, de voir vers le haut, d’entrer véritablement en contact avec Dieu. Elle est femme, elle est déformée, elle n’a droit qu’à un petit coin discret parmi les autres qui viennent célébrer Dieu. Oui, mais quel Dieu ? A quel Dieu rend-on un culte dans ces conditions ? Elle, elle ne peut plus entendre qu’un dieu qui l’accable chaque jour davantage, auquel elle ne peut pas répondre parce que sa souffrance l’en empêche. 

Mais quel Dieu ? Les dieux que nous imaginons, ce sont des dieux qui disent « tu dois ! » Quand nous croyons les entendre, nous nous disons « je dois » : je dois faire mieux, je dois aller mieux, je dois avoir de grands projets pour moi-même. Nous entendons « il faut ! ». Il faut changer le monde, il faut faire mieux que le voisin, il faut croire exactement comme il faut, il faut suivre aveuglément ce que nous entendons. Il faut vite ramasser toutes les richesses qui passent, parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait. Il faut être comme il faut. Sauf que… est-ce bien là le véritable Dieu ?

Il arrive un moment où nous nous trouvons confrontés à un Dieu que nous n’avions jamais imaginé. Ce n’est certes pas n’importe quel Dieu, ce n’est pas une image idéale de Dieu, c’est un Dieu surprenant parce qu’il vient nous rejoindre là où nous sommes, précisément là où notre souffrance nous empêche de faire le moindre effort supplémentaire pour rejoindre Dieu. C’est lui qui vient ! 

C’est ce qui se passe pour cette femme, face à Jésus qui la relève et la libère de son infirmité. 

Mais les autres, tout autour ? Quel est leur « il faut » ? Dans quelle bonne conscience sont-ils enfermés comme un nouvel « il faut » auquel il faut se conformer ? Jésus les appelle des « hypocrites ». Ce n’est pas une insulte, c’est une constatation. Hypocrite, ça veut dire en grec, littéralement, « sous le critère », sous le jugement. Ca désigne une attitude de vie : celle qui consiste à mettre toute sa vie sous le signe d’un ordre à atteindre, d’un critère à remplir. Le chef de la synagogue ne fait rien d’autre que donner voix à ce critère, à cet ordre, lorsqu’il s’insurge en prenant la foule à témoin : oui, il y a six jours pour soigner, mais la loi de Dieu impose l’ordre du sabbat, et le jour du sabbat, on se repose. La loi de Dieu est alors présentée comme la vérité ultime, comme l’indication de ce qu’il faut faire pour être en règle avec Dieu. Pour être hypo-crite, sous-la-loi… 

Mais Jésus vient de répondre en acte à cette objection bien-pensante. Il n’est pas venu respecter la loi, il est venu l’accomplir. Il est venu lui donner tout son sens, sens qui s’est perdu à force de vouloir en respecter la lettre. Jésus rappelle que le sens du sabbat, c’est de libérer des liens qui encombrent et empêchent de vivre. Respecter le sabbat, c’est rappeler que Dieu est le Dieu de la libération de tous les esclavages. Y compris, oui, l’esclavage du travail ininterrompu, comme celui que les hébreux ont connu en Egypte. Il arrive un temps où Dieu décrète que personne ne peut être enfermé irrémédiablement et que sa loi vient mettre un terme à tout esclavage pour réanimer l’espérance, pour redonner des forces. S’arrêter de travailler, c’est admettre que nous souffrons, en temps ordinaire, d’un esclavage qui nous rend étrangers à nous-mêmes, même, et peut-être surtout, si nous nous réalisons dans ce travail. Là n’est pas notre identité propre, là n’est pas le cœur de notre liberté. Notre véritable liberté, c’est d’être libéré par un autre que nous-mêmes. 

Tout le débat, ce jour-là dans la synagogue, est là : comment faut-il voir le sabbat ? comme le jour de l’obéissance ? ou comme le jour de la libération ? Comment faut-il voir la loi de Dieu ? Comme l’appel à une obéissance qui nous donnerait de nous réaliser ? ou comme la libération de nos propres tentatives pour exister par nous-mêmes ? Entre les deux, vous avez peut-être l’impression qu’il y a l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. Et pourtant, l’infime espace qui sépare ces deux positions, c’est l’Évangile. Celui qui vient bousculer notre certitude d’être dans le vrai. Celui qui vient nous empêcher d’être bien-pensants. En soulignant avec une force terrible que l’obéissance aveugle débouche sur une apathie qui tolère la servitude, qui nous bouche les yeux et les oreilles face à la souffrance de notre prochain. Alors que l’Évangile, lui, nous fait faire un premier pas vers la vie. Lorsque Jésus vient nous guérir de notre hypocrisie, alors le sabbat devient une fête, où l’amour rayonne au service des autres. Il ne s’agit plus de nous rassurer sur nous-mêmes… mais de nous tourner vers les autres. Même s’il ne s’agit que de souffrir en silence avec lui, avec elle. On est passé du repos des cimetières… à la libération pour la vie. On est passé d’un ordre qui contraint à un ordre qui libère. 

Le sacré, toutes les formes de sacré devant lesquelles nous courbons l’échine dans nos vies, relèvent du « il faut ». L’Évangile, lui, relève d’un un ordre bien différent : l’ordre du « tu peux ». Ca se dit aussi parfois « va, ta foi t’a sauvé ». 

Le Dieu qui nous parle, celui qui nous parle vraiment, et que nous pouvons vraiment entendre, Dieu nous dit « tu peux ». Tu peux ! Ta vie t’a été donnée. Tu es libre d’agir, libéré de tous les « il faut ». Tu peux vivre en sauvé, car ta vie est sauve. Ce n’est plus « tu dois » mais « tu peux » ! Les liens qui te retenaient prisonnier ont été relâchés et ta vie peut s’épanouir.

Le sens de la loi tel que le manifeste Jésus, ce n’est pas la loi en elle-même : c’est l’amour de Dieu. Et ça, rien ni personne ne peut le posséder. Le sens de la loi, personne ne peut en disposer. Ni pour écraser les autres, ni pour s’écraser soi-même. Tu peux bien maîtriser la loi, tu n’en maîtriseras jamais le sens : le sens, c’est quelqu’un, c’est Jésus le Christ, c’est l’amour de Dieu manifesté au monde, incarné, entré dans notre humanité. A qui le reçoit, il est donné d’être délivré des « il faut ». Au moins un petit peu, juste pour libérer l’espace d’une confiance renouvelée. 

En se soumettant à la Loi de Dieu comme à un ordre, on la trahit. En se soumettant à la Loi de Dieu comme à ce qui libère, on en vit. C’est simplement de la confiance, née d’une rencontre avec Jésus-Christ au détour d’un moment de notre vie. 

N’écoutez pas ceux qui vous disent : aimer Dieu, c’est simplement respecter la loi. Même si c’est le chef de la synagogue ; même si c’est votre pasteur ; même si c’est vous-mêmes. Aimer Dieu, c’est le laisser nous libérer de nos liens. 

Car c’est lui seul qui nous dit : 

Va leur dire ! Va leur dire que je les attends, que je suis déjà en chemin.

Va leur dire que mon amour les accompagne, à chaque instant de leur vie.

Va leur dire que dans un regard échangé, dans une parole vraie, je suis.

Va leur dire que ma parole est une promesse.

Va leur dire que mon secours leur est acquis, que ma main soutient chacun de leurs pas.

Va leur dire que j’attends que, au creux de ton silence, tu entendes la liberté qui résonne pour toi comme pour ton prochain.

Car, au cœur de ton être même, il y a une part de toi qui est libre, que tu le saches ou non. Il y a une part de toi qui est libre, que tu le veuilles ou non. Libre à toi d’accepter de vivre ainsi, ou de te soumettre à une multitude d’ordres qui te donnent l’illusion d’être dans le vrai. Libre à toi d’accepter que je te libère, véritablement, pour la vie. 

Ainsi nous parle, à tous et à chacun, notre Seigneur.

Amen !

samedi 21 mars 2020

Prière pour traverser l'épreuve

En cette période inédite et insolite de pandémie, nous voilà Seigneur, amenés à traverser l'épreuve du confinement et de l'isolement.
Préserve nous de la tentation du découragement, du recroquevillement, du repli sur nous-mêmes, et du sauve-qui-peut.
Donne-nous de savoir garder la tête froide et le cœur chaud, de garder raison, de garder confiance, de garder humanité.
Que nos cœurs restent largement ouverts aux besoins de nos proches, de nos voisins, des plus fragiles.
Nous pourrions être saisis par la peur de lendemains incertains et par l'angoisse du vide.
Aide à nous à habiter pleinement le présent, en ta présence, dans l'attention à ce qu'il convient de faire pour nous même et pour les autres. Fais nous emprunter toujours et encore des chemins de vie ; donne nous d'imaginer de nouvelles formes d'activités, de fraternité et de solidarité.
Nous te confions tous ceux que le virus a atteint sévèrement et qui luttent pour la vie, leurs familles inquiètes dans l'impossibilité de les entourer.
Nous te remettons le personnel soignant admirable de courage et de dévouement. Renouvelle leur force.
Nous pensons à tous ceux que ce temps trouble et troublant, fragilise et angoisse.
Nous portons dans nos prières les personnes soucieuses de leur devenir, de leur revenu, de leur travail, de leur vie professionnelle, les entrepreneurs comme les salariés.
Nous intercédons pour ceux qui dans ces moments particuliers sont les premiers oubliés ; les SDF, les plus précaires, les immigrés.
Prier pour eux, c'est à la mesure de nos moyens et de nos possibilités, agir pour eux, avec la force que tu nous donneras.
Que les jours à venir qui correspondent à la période de Carême, deviennent pour chacun l'occasion de se retrouver lui même, devant toi, en vérité sur l'essentiel. Que pour les couples et pour les familles, ce temps soit propice au partage, aux échanges, à l'écoute mutuelle.
Seigneur comme toute épreuve, celle ci peut être négative ou positive.
Ne nous laisse pas entrer en tentation mais donne nous force et foi pour la traverser en restant debout dans la confiance.
Ensemble, liés les uns aux autres, malgré les distances qui nous séparent, nous te disons

Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal,
Car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire,
Aux siècles des siècles,
Amen

Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ. (Épître aux Philippiens, chapitre 4, verset 7)

Pasteur Denis Heller, le 19 mars 2020

Jérôme Bosch, Triptyque de Job

vendredi 20 mars 2020

Choc du réel

Élian Cuvillier partage avec nous un autre texte sur la situation actuelle. 

Que nous apprend ce temps si particulier que nous vivons, temps de confinement ? Que nous dit ce réel auquel nous sommes confrontés ? Je parle à dessein ici de réel et non de réalité. La réalité c’est ce qui nous entoure et qui est toujours, peu ou prou, soumis à interprétation. Par exemple quand on débat du danger du Coronavirus ou de l’ampleur des mesures à prendre. La réalité ce sont les discours des politiques, des scientifiques, des philosophes, des théologiens ou de l’homme de la rue qui interprètent le phénomène auquel nous assistons. Ce sont les informations qui ne cessent de nous être proposées, en particulier par les chaines d’info en continue. Ce sont bien évidemment ces lignes que vous lisez et qui sont une tentative de donner du sens à ce qui nous arrive. La réalité est donc toujours plus ou moins construite, interprétée : bref, elle se discute. 
Le réel c’est quand cette réalité, discutable et discutée, vient percuter nos existences et, avec elles, nos angoisses les plus profondes, les plus secrètes. Le réel c’est une rencontre. Et cette rencontre fait choc. Elle nous heurte. Nous blesse parfois, rouvrant des plaies plus ou moins bien cicatrisées. Le réel, c’est ce qui arrive dans notre réalité quotidienne. C’est une rencontre qui fait contrainte, un événement dont on ne peut faire l’économie, qu’on ne peut éviter. Il peut parfois être heureux (comme l’événement d’une rencontre amoureuse) ou malheureux (comme l’événement de la fin de ce lien amoureux). Ces derniers jours, le réel a d’abord fait effraction comme un événement plus ou moins brutal, traumatique pour certains d’entre nous, et, pour tous, déstabilisant. Il se nomme le Coronavirus, un virus dont on nous a expliqué pendant de longs jours la réalité mais qui n’avait pas fait réel dans nos existences sauf pour ceux qui en étaient infectés et ceux qui en sont morts. Le réel, très concrètement — réellement devrais-je dire — c’est depuis mardi la décision, qui nous concerne tous, de confiner la population, de suspendre toutes les activités. Ce peut être aussi, je l’ai dit, le fait d’être soi-même contaminé, d’en mourir ou de voir mourir un proche. Cela c’est le réel : quand la réalité du monde vient nous affecter, nous heurter au plus profond de nous-mêmes de façon inattendue. Et c’est toujours un choc. Je l’appelle le choc du réel.
Choc d’abord par son irruption soudaine : nous ne nous y attendions pas. C’était pour les autres, les Chinois, les Italiens, mais pas pour nous. Et alors, notre regard sur ce qui nous entoure s’en trouve aussitôt modifié : ce sont les mêmes choses que nous voyons mais nous les regardons autrement. Avec surprise ou étrangeté. Un matin ensoleillé, signe du printemps, qui prend un tour singulier parce qu’il se présente à nous d’une façon tout à fait nouvelle : nous ne pouvons le vivre comme nous l’avions envisagé et ainsi, il signifie tout autre chose. Il nous porte à la réflexion et fait parfois sourdre en nous une pointe d’angoisse, comme un écho de fin du monde. Plus exactement de fin d’un monde, celui de nos habitudes et de nos certitudes qu’il faut réviser, au moins provisoirement. 
C’est ensuite la fragilité à laquelle nous renvoie cette rencontre avec le réel : nous sommes donc si peu de choses ? Notre existence d’habitude si occupée est désormais désœuvrée, renvoyée au vide qui la guette. De quoi cette journée sera-t-elle donc faite ? Avec quoi la remplira-t-on, puisqu’il faut bien s’occuper pour ne pas être effrayé par la vacuité de nos vies ? 
C’est ensuite les interrogations que cela soulève en nous : à quoi nous raccrochons-nous pour tenir ? Une conviction, des idéaux suffisent-ils ? Tiennent-ils la route devant ce réel accablant et décourageant qui met en question radicalement notre réalité quotidienne ? Il y a aussi les autres. Soit confinés avec nous et il faut alors s’encourager, s’aider, se protéger (c’est difficile quand on vit ensemble !), se supporter, vivre des solidarités ou voir (re)surgir des rancœurs. Soit ils sont loin de nous et alors c’est la crainte et la peur de la solitude, à moins que ce ne soit la culpabilité de les laisser eux-mêmes seuls et isolés.
Peut-être est-ce aussi l’occasion de nous tourner vers ce que, faute de mieux, j’appelle une transcendance ou une verticalité qui peut donner du relief à l’horizontalité de nos vies. C’est-à-dire une parole différente, une parole autre, une parole qui fait altérité, qui fait rupture par rapport au quotidien. Chacun peut la trouver dans la littérature, la peinture, la musique, l’art, que sais-je encore. Mais aussi dans une tradition spirituelle. Or, en cette affaire, il me semble que la parole biblique (dans ses traditions juive et chrétienne) est susceptible d’offrir les ressources nécessaires pour trouver de quoi nourrir la réflexion et encourager en des temps difficiles. Par exemple, relire les Psaumes à la suite du peuple juif, des Pères de l’Église, de la tradition monastique et de la Réforme, peut constituer un soutien pour qui cherche de quoi se nourrir avec autre chose qu’un simple divertissement. 
Et puis, viendra le jour ou le Coronavirus ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Et alors qu’en restera-t-il ? Il est trop tôt pour le dire. Tout dépendra comment nous aurons vécu la période qui s’ouvre. À quel degré nous aurons été rencontrés par le réel Coronavirus. Et dans quel état intérieur nous aurons été rencontrés. Les activités reprendront, la bourse remontera, les voyages recommenceront. Mais comment resterons-nous marqués par cette aventure inédite dans nos vies ? L’humain a cette capacité d’oublier : chez ce mammifère étrange, le plus important n’est pas ce dont il se souvient mais ce qu’il a remisé au plus profond de sa mémoire ! La génération d’après-guerre, celle de nos parents et grands-parents a été durablement marquée par l’occupation. Je me rappelle mes parents faire encore des réserves de sucre dans les années 70 du siècle dernier ! Le souvenir de la privation restait ancré dans leur mémoire. Pour les générations suivantes, la mienne et celle de mes enfants, cela n’avait aucun sens parce qu’elles n’avaient pas vécu cette privation. Et cependant, la précipitation avec laquelle nous nous sommes rués sur les supermarchés dès le confinement annoncé laisse penser que ces réflexes que l’on pensait d’un autre âge sont toujours présents en nous. 
Sans doute la pandémie à laquelle nous sommes confrontés n’a-t-elle rien de comparable avec la seconde guerre mondiale, malgré le fait que « nous sommes en guerre » contre ce virus. Rien de comparable en nombre de morts (pas de génocide, pas de tuerie de masse), rien de comparable en termes de privations (pas de rupture d’approvisionnement et Internet qui permet de communiquer). Mais cependant, maintenant que nous voilà au cœur de l’épreuve, peut-être nous faut-il déjà nous projeter vers demain en nous posant la question avant de l’oublier dans la joie d’une activité retrouvée : en quoi cela doit-il modifier, pour nous qui en aurons été témoins et acteur, notre façon d’appréhender et de vivre ce monde ? En quoi notre réalité — plus ou moins bien construite — doit elle se laisser interpréter, questionner par ce réelqui la rencontre aujourd’hui ? La question est d’ores et déjà posée. Pour la plupart d’entre nous qui ne sommes ni soignants, ni impliqués directement sur le « front » de cette « guerre » étrange, nous avons du temps pour réfléchir. Après tout, c’est au moins un bénéfice de cette rencontre avec le réel que constitue l’épidémie : commencer à réfléchir sur nous-mêmes et sur le monde qui vient, celui de l’après Coronavirus. 

Elian Cuvillier

Eugène Delacroix, Le Christ au lac de Genésareth

jeudi 19 mars 2020

Un temps hors du temps

Mon chat est couché sur mon agenda. En temps ordinaire, ça m'amuserait ou ça m'agacerait, selon le contenu du dit agenda, débordé ou vide. Aujourd'hui, je prends ça comme une question implicite : et aujourd'hui, quoi ? Aujourd'hui, l'ordinaire est réinvesti d'un poids qui avait disparu. 
Dans la suspension de la vie ordinaire se déploie autre chose. Comme un aperçu d'un temps parallèle, que nous ne pouvons entrevoir que lorsque nous ralentissons le nôtre, pour l'habiter autrement. De gérer le temps, nous sommes passés à être obligés d'habiter le temps. Qu'en ferons-nous ? 
Cette question, bien sûr, ne s'adresse qu'à ceux qui sont obligés de s'arrêter, de se retirer de la vie du dehors. Mais ceux qui sont toujours dehors, eux, voient leur temps s'accélérer : il en va de la vie maintenue, dans un combat contre la fatalité. 
La crise profonde qui secoue le monde entier en révèle les fragilités, les lignes de rupture. Ce soir, je pense à tous ceux qui se battent pour que la fragilité ne mène pas à la mort, pour qu'une humanité possible continue à se déployer parce qu'elle est partagée. Pour que des gestes humains, cumulés, permettent de maintenir la vie pour ceux qui voient la leur bouleversée. 
En grec, le mot krisis, qui a donné le mot "crise" désigne le moment décisif d'une maladie, où les choses tourneront soit pour le mieux soit pour le pire, moment critique, moment où le jugement est suspendu, où le glaive va tomber d'un côté ou de l'autre. Ce moment nous fait prendre radicalement conscience de la différence radicale entre un côté et l'autre. La vie, ou la mort. 
La Bible comporte de nombreux passages où le jugement est annoncé, où la vie et la mort sont mises en balance. C'est en général pour appeler les humains à une décision, un changement, une prise de conscience qui fait changer de direction, et c'est toujours dans un contexte d'urgence, de nécessité absolue tout de suite, maintenant. 
Dans les vies trop vides des uns, trop pleines des autres, la crise a des échos différents. Mais j'ai le sentiment que nous avons pris conscience qu'elle nous concerne tous ensemble. Le besoin d'être reliés aux autres, le souci des plus faibles, l'acceptation des consignes de confinement, me semblent en être les signes. La crise nous concerne tous, elle vient réclamer notre plus grande humanité. 
Qu'il nous soit donné d'habiter ce temps hors du temps pour un surcroît d'humanité...