vendredi 27 mars 2020

C'est pas juste

C’est pas juste ! 

Si vous êtes parents, vous connaissez le syndrome du « biscuit cassé ». Ce moment éprouvant où votre enfant, fatigué, ou éprouvé, ou affamé, prend un biscuit pour se remettre de ses émotions, et que, malheur, le biscuit se casse entre ses doigts... C’est pas juste ! En cet instant, c’est comme si tous les malheurs de la terre se concentraient dans ce biscuit cassé. C’est pas juste... c’est pas juste qu’une telle chose m’arrive, alors que je n’ai de contrôle sur rien dans mon existence, et même cette toute petite chose-là m’échappe. C’est pas juste, parce que ce qui devait me consoler me confronte au non-sens de l’existence. C’est pas juste, parce que les plus grands sont les plus forts et qu’ils peuvent taper dans la cour de récré. 

Mais c’est pas juste aussi, parce que ceux qui n’avaient rien fait sont morts. De façon absurde, sur la route des vacances. De façon amère, sur la route de l’exil. De façon malheureuse et souvent tragique, dans un lit d’hôpital. Toutes ces morts nous accablent, toutes les morts n’ont aucun sens. Et chacun de nous a son propre biscuit cassé, ce moment où une toute petite chose finit par nous faire exploser de colère et de révolte face à toutes les grandes choses auxquelles nous ne pouvons rien. C’est pas juste... en effet, ce n’est pas juste. 

Au cœur de l’Ancien Testament, déjà, cette révolte contre la fatalité s’exprime dans le livre de Job. Job, vous vous en souvenez, est un homme riche, qui a tout – possessions, respect de ses contemporains, une famille merveilleuse, une épouse fidèle, des amis, et un Dieu sur lequel compter. C’est un homme plus que respectable. L’auteur (ou les auteurs) du livre de Job prend un soin infini à présenter le portrait d’un homme parfait, plus que parfait, un parangon de vertu et de grâce humaine. Celui qui n’avait jamais rien fait de mal dans sa vie, que Dieu même respectait, et qui poussait le zèle religieux jusqu’à offrir des sacrifices pour des fautes même pas commises, au cas où. S’il existait un grand livre des fautes et des mérites, il serait du côté des parfaits. S’il existait un grand livre des indulgences, il pourrait racheter tous les maudits du purgatoire... 

Alors tout ce qui lui arrive – c’est pas juste. Vraiment, c’est injuste. C’est même l’exact contraire de la justice. Et là encore, les auteurs du livre de Job le mettent en scène par le personnage du Satan, le diviseur, le fourbe, le malicieux. Personnage imaginaire certes, mais qui représente tous ces doutes qui nous tenaillent au fond, toutes ces pensées mesquines et bien humaines : pourquoi est-il bon, celui-là ? Pourquoi a-t-il tout ? Quel secret contrat a-t-il passé avec le bon Dieu, pour que toutes ces bonnes choses lui arrivent, alors que moi... c’est pas juste... Il y a un Satan en nous, qui vient semer le doute au cœur de la foi la plus ancrée... 

Le moine Martin Luther, quelques siècles après Job, était en proie au même doute. Et quand je dis doute, je devrais dire angoisse, l’angoisse la plus profonde, de celle qui vous tient aux tripes de jour comme de nuit et ne vous laisse pas un instant de repos, juste des moments plus calmes. Dans ses moments calmes, Luther croyait pouvoir satisfaire Dieu – ce Dieu de toutes les religions, des plus rigoristes aux plus profanes, le Dieu de notre imaginaire, le Dieu terrible et vengeur qui pèse les âmes et les cœurs et attribue à chacun selon ses mérites. Ce Dieu-là est impossible à satisfaire. Les exigences de ce Dieu-là sont infinies. Comment être juste face à un tel Dieu ? Dans ses moments plus calmes, Luther y mettait pourtant tout son zèle, réalisant toutes les œuvres humaines qu’il est humainement possible de faire, jeûnant, priant, se privant, pour atteindre à la perfection. Mais jamais il ne pouvait tout à fait écarter la colère de ce Dieu-là, qu’il sentait toujours prête à s’abattre sur lui. Il écrira plus tard, à propos de cette période de sa vie : « J’étais chevauché, jour et nuit, par une bête féroce, et je ne savais si c’était Dieu ou si c’était diable ».

C’est de cette angoisse, de cette confrontation, jour et nuit, avec ce Dieu terrible, qu’est née la Réforme. Luther raconte cette expérience : « Moi qui, vivant comme un moine irréprochable, me sentais pécheur devant Dieu avec la conscience la plus troublée et ne pouvais trouver la paix par mes bonnes actions, je haïssais d’autant plus le Dieu juste qui punit les pécheurs, et je m’indignais contre ce Dieu, nourrissant secrètement sinon un blasphème, du moins un violent murmure... » 

Luther vivait comme Job, accablé de malheur et de désespoir. Après toutes ces années où il tentait de sauver son âme, dégoûté de lui-même et de ce dieu, dégoûté des marchandages sordides où se trouvait acculé, c’est en lisant la Bible que, pour lui, la lumière est venue déchirer les ténèbres. « Le juste vivra de la foi... » Dieu fait de toi un juste. C’est ça, la justice de Dieu. 

Luther avait fini par comprendre ça. Dieu n’attend pas que tu soies juste pour t’aimer. Il t’accepte et c’est ça qui te rend juste. La justice, ça se reçoit. Sans rien à y faire. Sans avoir à la gagner. Autrement dit : il n’y a pas de condition à remplir, pas d’œuvres à accomplir, pas de sacrifices à faire. Tu es rendu juste. Il ne s’agit pas de se conformer à quoi que ce soit, simplement d’accueillir ce don inouï. Crois-tu cela ? 

Comprends-tu cette révélation qui a déchiré le ciel ? Parce que c’est un nouveau soleil qui se lève sur nos vies, lorsque vraiment nous le croyons. La foi qui naît en nous, c’est un cadeau, c’est la confiance toujours possible, c’est le roc de notre vie, la valeur de notre vie. C’est une révolution spirituelle, qui nous permet de reconnaître notre juste place. Nous sommes rendus justes ; nous pouvons nous risquer à vivre comme des justes, parce que nous n’avons plus à le gagner. 

Comprendre cela, c’est être délivré de tous les dieux obscurs et accusateurs, de tous les dieux qui ne nous aiment qu’à condition d’être conformes, qu’à condition de faire ce qu’il faut. Il ne « faut » rien ! C’est donné.

C’est la naissance d’un nouveau Dieu ! Entendez-moi bien, je ne dis pas que la Réforme a créé un nouveau Dieu qui viendrait supplanter tous les autres, meilleur, plus costaud, plus performant, plus puissant. Non : rien ni personne ne peut enfermer Dieu dans une boîte, les protestants pas plus que les autres ! Mais les protestants, s’ils continuent à protester, le font toujours, doivent toujours le faire, pour dire et répéter que Dieu se révèle sous un nouveau jour, lorsqu’il vient renverser notre « c’est pas juste ». 

Et vous le savez, tout le livre de Job nous montre ce pauvre Job, accablé par le malheur, et qui doit encore faire face à ses « amis » qui veulent à tout prix lui faire dire que tout ça doit bien avoir une raison, qu’il a bien dû faire quelque chose pour s’attirer tout ce malheur. Nous savons, nous, que ce n’est pas le cas. Dieu lui fait confiance, à Job, toujours. C’est ce satané Satan qui sème le doute, qui sème la méfiance, qui insinue... 

Le malheur de Job, tous les malheurs qui s’abattent sur l’humanité, ne peuvent jamais être justifiés. Rien, jamais, aucune volonté divine ne saurait justifier le malheur. Il s’agit pour nous, aujourd’hui, de savoir de quel côté nous serons. Le côté des accusateurs, ceux qui, pour préserver leur vision du monde, leur peur de Dieu, accuseront les malheureux de leur malheur ? Ceux qui enfoncent dans la culpabilité, qui édictent des décrets qu’ils attribuent à Dieu, qui cherchent à imposer un ordre moral et religieux, qui sèment le doute et la culpabilité ? Ou du côté de ceux qui, en silence, se tiendront aux côtés des malheureux pour les accompagner, dans la faiblesse assumée de leur humanité ? Ceux qui disent « tu l’as sûrement mérité » ? Ou ceux qui disent « non, c’est pas juste » ?

Dieu accompagne nos révoltes et s’y rend présent. Si vous ne le croyez pas encore tout à fait, rappelez-vous... Dieu n’est pas resté planqué dans le ciel, à juger de loin les petites affaires des hommes. Les affaires des hommes, et jusqu’aux plus sordides, il les a connues. Il a fait le choix d’entrer dans l’histoire humaine, en humain, pour les vivre jusqu’au bout avec nous. Dans la faiblesse de la naissance. Dans la détresse de la mort. Pour que nous n’en restions pas prisonniers. Pour que nous puissions les traverser. Et protester. Ne jamais cesser de protester. Contre ce qui, dans le monde et jusque dans notre propre cœur, voudrait faire croire, nous faire croire, que Dieu est un Satan. 

Albrecht Dürer, retable Jabach (probablement commandé par Frédéric le Sage pour célébrer la fin de l'épidémie de peste en 1503)

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