samedi 12 mai 2018

70 x 7

- Mon humaine, j'ai encore une question sur le pardon.
- Encore ?
- Oui. C'est tout humain : est-ce que vous pouvez pardonner à quelqu'un qui n'a pas demandé pardon ?
- Quelqu'un qui ne reconnaît pas qu'il a fait quelque chose de mal à quelqu'un d'autre, tu veux dire ?
- Oui. Si pardonner c'est juste passer l'éponge, faire comme s'il ne s'était rien passé, et que personne ne le sait qu'il y a eu pardon, même pas l'offenseur, est-ce que c'est vraiment du pardon ? C'est pas juste du masochisme ? 
- Pourquoi du masochisme ? 
- Apparemment, tous les humains disent et font des choses qui dépassent leur volonté et ils se blessent les uns les autres sans, au fond, le vouloir. Et si je comprends bien, pour vous les humains, ce qui fait la différence, c'est que vous êtes éduqués à ne pas en rester là, mais à accepter d'admettre que du mal a été fait, que quelqu'un a été blessé, et qu'on ne peut pas en rester là. C'est ce qui vous sauve, si je puis me permettre, d'un destin de carpettes. 
- Je ne suis pas sûre de comprendre, mon chaton.
- Regarde moi, avec le chat de l'humain d'à côté.
- Jules César ?
- Oui, Jules. Quand on se voit, on se pourrit sévère...
- Mais où vas-tu chercher ce vocabulaire, mon chaton toujours étonnant ?
- ... et je peux te dire qu'en version non sous-titrée, c'est encore pire. Après, on se tape dessus et on se mord, et après, chacun retourne chez soi et on fait semblant de s'ignorer. On le sait, qu'on se déteste, on ne va pas faire semblant sous prétexte qu'il faut pardonner. C'est pas demain la veille qu'on va ronronner de concert devant un feu de bois, tu vois ce que je veux dire ?
- Je ne vois toujours pas où tu veux en venir. 
- Bon, alors on va prendre un langage que tu comprends. Tiens, chez Matthieu : "Alors Pierre s'approcha et lui dit ; Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois." (Mt 18,21-22). Donc faut faire la carpette, c'est bien ce que je disais et ça me pose problème.
- Sérieux ? Tu joues à découper les textes bibliques en petits morceaux, toi aussi ? Je croyais que tu étais un peu plus sophistiqué que ça, quand même...
- Eh oh, me traite pas de sophistiqué, hein ? Je veux dire... enfin...
- Enfin bref. Tu fais ce que tu critiques mon chaton, tu utilises le texte biblique pour prouver quelque chose. Mais soit. Si tu lis juste ce petit bout, en effet, il faut faire la carpette. Et même encore plus que tu ne crois, parce que pour ceux qui interprétaient la loi à cette époque-là, pardonner trois fois c'était le maximum de ce qu'on pouvait exiger. Pierre, qui a bien compris à qui il avait affaire, a senti que trois fois c'était pas tant que ça, alors il propose sept fois (il a une petite tendance bon élève, Pierre, par moment). Seulement il n'a en réalité pas compris. Et Jésus, pour le lui faire comprendre, lui donne un chiffre complètement fou : 70 x 7. Quel humain peut faire une chose pareille ? Quel humain est capable de laisser son frère revenir vers lui plusieurs centaines de fois et lui accorder son pardon à chaque fois ? Aucun. Et c'est bien là qu'est la bonne nouvelle : le pardon tel que Jésus le demande est impossible aux humains
- Euh...
- Impossible aux humains mais possible à Dieu. D'ailleurs si tu regardes la suite du texte, il y a une parabole qui parle du pardon de Dieu, pardon infini qui en appelle à un pardon fabuleux. Bon, la parabole ne se termine pas très bien... mais c'est bien la pointe du texte. Si tu pardonnes pour obéir à un chiffre, à un ordre qui pèse sur toi, tu ne pardonnes pas vraiment. Si tu pardonnes parce que tu sais que Dieu a souhaité rétablir la relation avec toi en laissant aller toutes les choses qui agressent la relation entre toi et lui, alors tu peux imaginer faire la même chose et choisir de rétablir la relation avec ton frère (ou ta soeur, bien sûr). 
- Alors le pardon est impossible, mais parce que Dieu pardonne, tu peux espérer qu'il devient possible ? C'est ça que tu dis ?
- Non, moi je suis humaine, je ne dis pas ça... mais je peux faire confiance à Jésus lorsqu'il le dit, parce que je crois qu'il me parle d'un amour plus grand que tous les amours du monde cumulés, et que ça ouvre autre chose, d'autres horizons. 
- Je suis toujours dubitatif.
- Tu as raison de l'être. Mais regarde, surtout, le texte qui précède immédiatement le passage que tu citais. C'est Jésus qui parle : "En vérité, je vous le dis : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel. Je vous le dis aussi : si deux d'entre vous, sur la terre, se mettent d'accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux. Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux." Il y a quelque chose qui relie le "sur la terre" et le "au ciel". C'est une histoire d'être liés et déliés, d'être en relation ou pas, de demander ensemble ou pas. Le pardon n'arrive pas dans un vide intersidéral, il arrive dans une relation vivante sur la terre, qui a quelque chose à voir avec une relation vivante au ciel.
- C'est fort mystérieux.
- Absolument. Et si tu remontes encore le texte, tu verras que c'est là que se trouvent les indices, comme des panneaux du code de la route, pour régler les conflits dans une communauté de foi en rendant publique l'offense si l'offenseur refuse de demander pardon, mais on en a déjà parlé
- Alors le pardon, ce n'est pas une recette à appliquer, c'est ça que tu veux dire ? Ça n'a de sens, pour Jésus, que si on n'oublie pas que les liens entre humains ont à voir avec le lien avec Dieu ?
- Oui, en gros c'est ça. Entre deux humains, on peut laisser aller ce qui a fait mal, comme Dieu laisse aller ce qui a blessé notre relation avec lui. Le but, c'est toujours de pouvoir vivre à nouveau une relation vivable. Ce n'est pas un ordre à respecter pour gagner son paradis. Le paradis, il est déjà gagné et c'est pour ça qu'on peut pardonner... 
- Alors si un bourreau dit à une victime : "bon, maintenant tu me pardonnes", il n'a rien compris ? 
- Non. Rien.
- Mais si la victime choisit de pardonner ? 
- Alors elle fait le pari de se souvenir de l'amour infini de Dieu pour elle, et cet amour remet debout, redonne de la dignité, rend l'indépendance et l'autonomie qui avaient pu, peut-être, disparaître. Alors j'aime à penser qu'elle ne se laissera plus faire. 
- Tu rêves, mon humaine...
- Oui mon chaton. Je rêve. 

Remise de dette égyptienne

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