mardi 8 août 2017

Faut-il être juste ?

Qu'est-ce qu'être juste ? 
Est-ce de posséder suffisamment de sens moral pour pouvoir dire quelle décision éthique est la meilleure dans une situation donnée ? ou autre chose ?
Pour les chrétiens, c'est tout autre chose. C'est quelque chose de contre-intuitif et de potentiellement douloureux...
Le réformateur Martin Luther a raconté l'épisode de sa vie où cela a pris une densité toute particulière pour lui. Il explique que le terme de "justice de Dieu" lui faisait alors horreur, tant on lui avait inculqué qu'il s'agissait là de la justice qui fait que Dieu est juste, ce qui lui permet de punir les humains, qui ne le sont pas, justes. C'était une image d'un dieu vindicatif, qui a le droit de son côté, alors que les humains n'ont rien et doivent s'applatir devant lui.
A ce moment-là, Luther était moine, et se contraignait à une discipline extraordinaire pour s'assurer d'être dans les petits papiers de Dieu - sans jamais en avoir la certitude. "Hors de lui, le coeur en rage et bouleversé", il en vint à haïr "le Dieu juste qui punit les pécheurs". C'est en lisant l'apôtre Paul (dans la lettre aux Romains) que quelque chose vint le cueillir.
"Jusqu'à ce qu'enfin, Dieu ayant pitié, et alors que je méditais jours et nuits, je remarquais l'enchaînement des mots, à savoir : "La justice de Dieu est révélée en lui, comme il est écrit : Le juste vit de la foi." Alors, je commençai à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle le juste vit du don de Dieu, à savoir de la foi, et que la signification était celle-ci : par l'Evangile est révélée la justice de Dieu, à savoir la justice passive, par laquelle le Dieu miséricordieux nous justifie par la foi, selon qu'il est écrit : Le juste vit de la foi. Alors, je me sentis un homme né de nouveau et entré, les portes grandes ouvertes, dans le paradis même."
Luther avait compris ceci : dans la foi, dans la relation avec Dieu, il ne faut pas devenir juste : nous sommes rendus justes. Boum. C'est le début de la Réforme - encore que, Luther le précise lui-même un peu plus loin, Saint Augustin l'avait déjà dit, mais là, ça va prendre des proportions incroyables. Ca prend de telles proportions, parce que ça renverse complètement notre compréhension de qui est Dieu pour nous, et nous pour lui. Ca met les choses sur la tête. Ca nous retourne.
Luther poursuit ainsi : "A l'instant même, l'Ecriture m'apparut sous un autre visage. Je parcourais ensuite les Ecritures, telles que ma mémoire les conservait, et je relevais l'analogie pour d'autres termes : ainsi, l'oeuvre de Dieu, c'est ce que Dieu opère en nous, la puissance de Dieu, c'est celle par laquelle il nous rend capables, la sagesse de Dieu, celle par laquelle il nous rend sages, la force de Dieu, le salut de Dieu, la gloire de Dieu."
Ce n'est pas pour lui-même que Dieu est juste, puissant, sage, fort, sauveur, glorieux : c'est pour nous !

Luther par Lucas Cranach l'Ancien

lundi 7 août 2017

Chat se saurait

- Pourquoi ?
- Parce que nous ne sommes pas encore au seuil de la mort, ni de la tienne, ni de la mienne.
- Mais alors, il sera trop tard.
- Soit. Alors, quel est ton talent ?
- Être chat.
- Et tu le fais bien. Il t'a manifestement été rendu en abondance.
- Et le tien ?
- Je ne sais pas. Être humaine ?
- Ttttt... copier ma réponse, même en l'adaptant, ce n'est pas répondre.
- Je sais bien. Mais d'une certaine façon, je ne pourrai répondre qu'au seuil de la mort : qu'aurai-je fait de mon talent ?
- Alors ?
- D'un côté, si je suis inquiète de ne pas en faire assez, je me laisse aller à une suractivité vide de sens. De l'autre côté, si j'ai l'impression que ça travaille tout seul, j'ai l'impression de passer à côté de mon rôle dans l'histoire. On est toujours entre le fatalisme (bof, si Dieu veut quelque chose, il peut bien le faire lui-même) et l'interventionnisme (si je ne fais rien, le Royaume de Dieu ne sera jamais là).
- Miouiiii... tu seras étonnée, sûrement, d'avoir accompli quelque chose sans même le savoir. C'est pas moi qui le dis, c'est toujours Matthieu (Mt 7,21-23).
- Tu es bien savant, mon chaton...
- OK, maintenant, en le sachant, tu pourrais consciemment me les donner, ces bonnes petites croquettes ?


samedi 5 août 2017

Le figuier stérile

Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat... c'est juste ce figuier. Mes prédécesseurs ont pris le soin de planter des arbres mentionnés dans la Bible : olivier, figuier, cèdre, vigne, et j'en passe sûrement parce que je ne suis pas douée pour le jardinage. Seulement voilà. Ce figuier, c'est un figuier dont je n'ai jamais pu déguster une seule figue. En automne, de toutes petites figues minuscules apparaissent sur les branches. Elles restent tout l'hiver sur les branches et au printemps, avec la montée de la sève, elles recommencent à grossir, puis vers le mois de mars, avant d'être mûres, elles tombent. D'autres, minuscules, apparaissent alors, jusqu'au mois de juillet, où les figues parvenues à une taille raisonnable tombent à leur tour.
Ce n'est donc pas, à strictement parler, un figuier stérile, c'est même un figuier très prolifique, surtout cette année. C'est juste que personne n'a jamais pu manger un seul de ses fruits.
Quand je passe à côté de lui, il m'arrive d'imaginer le pauvre arbre comme planté malgré lui au milieu d'un tribunal de théologiens. D'un côté, ceux qui rouspètent après le pauvre arbre, qui dénoncent son refus de remplir son destin d'arbre fruitier et porte ainsi atteinte à l'ordre de la création, qui le menacent des feux d'un enfer mérité pour avoir renoncé à chercher son salut en se conformant à son rôle ici-bas. De l'autre, ceux qui plaident pour lui laisser le temps de réaliser qu'il était déjà sauvé et que les fruits ne sauraient tarder.
La suite de cette histoire dépend de mon humeur. Si je suis en plein cauchemar et d'humeur sinistre, j'imagine les uns et les autres se bombarder de flèches assassines qui finissent par mettre le feu au figuier, ce qui résoud le problème. Si je suis de bonne humeur, j'imagine que les cendres issues de ce désastre fertilisent le sol et qu'un figuier, un jour, y poussera qui pourra donner, peut-être, des figues, ou peut-être, qui sait, servir de leçon à ces théologiens assassins.
La plupart du temps, je lève le nez vers les branches d'où ne tomberont jamais de figues comestibles, et je me dis qu'il est bon qu'il soit simplement vivant.

(c) passeurdesciences.blog.lemonde.fr

vendredi 4 août 2017

Ronge cet ôs, mais…

"Ôs", c'est un des mots les plus épatants du grec biblique. Ca veut dire "comme" ou "comme si". Et comme souvent dans les textes bibliques, c'est un de ces petits mots qui changent tout, bien plus que les "gros mots de la foi" comme résurrection, Esprit, foi, miracle, parce que ces petits mots articulent des idées entre elles pour produire quelque chose de nouveau à penser (pour le dire de façon savante, en matière d'exégèse, la grammaire est plus importante que le vocabulaire). 
Toutes les paraboles fonctionnent grâce à ce "ôs", mais aussi le livre de l'Apocalypse, dont l'auteur passe son temps à dire qu'il voit "comme" quelque chose : ce n'est jamais à prendre littéralement, mais comme une métaphore qui ouvre sur quelque chose de nouveau, d'inimaginable.
Mais il y a un truc encore plus épatant que le "ôs", c'est le "ôs mè". "", c'est la marque de la négation : "ne pas". "Ôs mè" ce serait donc "comme si ne pas". Jusque-là, on s'y perd un peu... on trouve cela sous la plume de l'apôtre Paul, dans une lettre qu'il envoie aux chrétiens de Corinthe (1 Co 7,29-31) :

"Voici ce que je vous dis, mes frères : le temps favorable ne dure pas très longtemps. A partir de maintenant, vous qui avez une femme, soyez comme si vous ne l'aviez pas; vous qui pleurez, soyez comme si vous ne pleuriez pas ; vous qui vous réjouissez, soyez comme si vous ne vous réjouissiez pas ; vous qui achetez, soyez comme si vous ne possédiez pas ; et vous qui profitez du monde, soyez comme si vous n'en profitiez pas… parce que ce monde est une caricature qui ne dure pas."

Paul appelle à distinguer le faire ou l'avoir (avoir une femme, pleurer, se réjouir, acheter, profiter du monde) et l'être. En d'autres termes, il nous invite à réfléchir à cette simple question : qu'est-ce qui fait que tu es ce qu'il est important que tu sois ? dans quoi mets-tu l'important de ta vie ? dans quel panier mets-tu les oeufs de ta vie ? S'ils sont tous dans le panier du faire ou de l'avoir, tu as de quoi t'inquiéter.
Evidemment, il y a une profonde expérience spirituelle derrière cela : Paul a découvert sur le chemin de Damas que le "faire" auquel il consacrait sa vie l'empêchait d'être fidèle à Dieu. Ironiquement, tout le "faire" auquel il avait consacré sa vie pour servir Dieu, tout le savoir qu'il "avait" sur Dieu l'empêchaient d'"être" fidèle à Dieu...
Notre identité véritable est cachée ailleurs que dans ce que nous vivons/faisons/désirons/possédons. Autre chose existe, autre chose donne du sens à ce que nous vivons/faisons/désirons/possédons. Selon Paul, ni votre état conjugal, ni votre état émotionnel, ni votre état financier et social (ni vos engagements, ni vos convictions, ni vos élans quels qu'ils soient), ne sont ce que vous êtes. Ce n'est pas la vérité de votre vie.
On reçoit comme un cadeau, dans cette vie, la possibilité de percevoir cela : au coeur même de notre vie, dans l'épaisseur de la réalité, vient se nicher un "temps favorable" où tout à coup, tout s'éclaire autrement. Et c'est un temps qui ne dure pas très longtemps, qu'il faut savoir attraper au vol - ou dont on constate, plus tard, les traces qu'il a laissées. En ce sens, paradoxalement, il "dure" plus longtemps que ne "dure" le monde dans lequel nous vivons : il a plus d'effet.
La première implication de ce que dit Paul avec ce "ôs mè", c'est un appel à relire notre vie à la lumière de notre identité véritable : faisons, mais sans croire que ça nous fait être. Faisons, mais comme si ne pas... avec un petit pas de décalage.
La deuxième implication, c'est que personne ne peut réduire qui que ce soit à son statut, à sa surface sociale, à ce qui le caractérise d'une façon ou d'une autre dans ce monde. Il ne s'agit pas de nier toutes les contingences du monde : elles existent bien. Certaines, nos joies et nos réussites, nous portent, d'autres sont pesantes et enfermantes. Mais il s'agit de ne se laisser prendre au miroir ni des unes ni des autres, car au-delà de toutes ces contingences, la réalité de nos vies, c'est qu'il n'y a plus ni homme ni femme, ni riche ni pauvre, ni migrant ni citoyen, ni légitime ni illégitime... Quel qu'il soit, profondément, tout être humain est reconnu inconditionnellement dans ce qu'il est, dans son être secret, et pas juste pour ce qu'il fait ou pour ce qu'il a.
Faites, mais ne croyez pas que là est la totalité de ce que vous êtes ! Comme si ne pas...



jeudi 3 août 2017

Une petite visite

- Une visite ? et bien… j'aime bien quand vous m'offrez le thé, madame, mais trois fois par semaine, c'est un peu trop…
- Ah oui, et puis c'est toujours trop court, quand vous venez me voir, Madame le Pasteur !
- Hmmmm… vous savez, Dieu, lui, il est toujours disponible. Moi je suis comme vous, je suis humaine.
- Ah oui mais c'est pas pareil ! et puis lui, il ne boit pas de thé. 
- Hmmmmm… 
- Allez, c'est pas grave, si vous ne pouvez pas maintenant, vous viendrez me voir pendant vos vacances ! C'est quand, déjà ?
- … 
Photo ici (clic)

Toute personne ou société citée ici est purement fictive, toute ressemblance avec des personnes ou sociétés existantes ne serait que pure coïncidence. Aucun paroissien et aucune tasse à thé n'ont été blessés pendant le tournage de cette chronique. 

mercredi 2 août 2017

Postvérité

Il y a un usage pervers du langage. Il y a des désirs de puissance qui laissent libre cours aux pires instincts humains. Dans le livre des Proverbes, un des livres de sagesse de l'Ancien Testament, on trouve ce court passage : "Il y a six choses que le Seigneur déteste, sept qui sont pour lui des abominations : les regards hautains, une langue menteuse, les mains qui se souillent du sang innocent, le coeur qui trame des projets malfaisants, les pieds qui se hâtent vers le mal, le faux témoin qui ment et celui qui déchaîne des querelles entre frères" (Pr 6,16-19).
La malveillance est un poison qui ronge sans pitié. En sortir demande un immense effort conscient. Des démarches comme celle que met en lumière la justice restaurative permettent d'avancer vers du mieux, sans laisser personne s'enfermer dans le statut de victime ni de bourreau. Il s'agit de rechercher la guérison spirituelle, pour le coupable comme pour la victime. 
Pour les auteurs du Nouveau Testament, qui écrivaient pour les membres des premières communautés chrétiennes, il fallait trouver le moyen de dire comment gérer les conflits à l'intérieur de ces communautés à la lumière de l'Evangile, pour ne pas laisser s'installer la perversion du langage, les rumeurs et les attaques gratuites qui sont le lot de toutes les communautés humaines. Matthieu, par exemple, écrit ceci :

15Si ton frère a fauté contre toi, va et reprends-le seul à seul. S'il t'écoute, tu as gagné ton frère. 
16Mais, s'il ne t'écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que toute parole se fonde sur les dires de deux ou trois témoins
17S'il refuse de les écouter, dis-le à l'Eglise ; et s'il refuse aussi d'écouter l'Eglise, qu'il soit pour toi comme un païen et un collecteur de taxes (Mt 18,15-17).

Cette démarche ne consiste pas tant à établir la justice qu'à rétablir une vérité commune. Et le pire ennemi de la vérité, c'est la parole perverse. Chercher à retrouver une parole claire qui puisse se partager, c'est compliqué. Ca oblige à regarder la vérité en face. Ca oblige à refuser le silence. Ca oblige à rechercher la compagnie d'autres que soi. Ca oblige à repenser une situation ensemble. Ca oblige à être en vérité avec soi, avec les autres. Ca exige le courage de dire "ça n'est pas vrai", et de s'y tenir. Ca refuse l'émotivité érigée en critère de la vérité. Ca refuse le secret et la manipulation comme moyens d'atteindre ses propres fins. Ca exige de cultiver l'esprit critique et le doute. Ca oblige à rechercher la justesse plutôt que la simple justice, et l'éthique plutôt qu'une morale autoritaire au service de ceux qui ont le pouvoir. 
Ca oblige à renoncer à décider par soi-même que la vérité nous appartient et qu'on peut l'imposer aux autres. Même l'Eglise - surtout l'Eglise - n'a pas le droit de décréter cela. Lorsque Matthieu dit qu'en cas d'échec dans la résolution d'un conflit, il faut considérer l'autre comme "un païen et un collecteur de taxes", ce n'est pas, comme on le croit parfois, une invitation à excommunier celui qui ne pense pas comme nous. Au contraire... ça consiste à le confier à celui qui, selon le même Matthieu, est un "ami des collecteurs de taxes et des pécheurs" (Mt 11,19)... traçant ainsi une limite à nos capacités : si nous n'avons pas été capables de retrouver un dialogue honnête et sain, ça devient l'affaire de Dieu.
Mais cela, c'est destiné à une communauté où la fraternité implique l'égalité entre les personnes. Cette aventure de la parole claire et libératrice, que Matthieu appelle de ses voeux pour l'Eglise, pour une fraternité retrouvée, est-elle possible dans la société globale ? Je crois que ce n'est pas la bonne question. Je ne crois pas que ce soit une question de possibilité - mais de choix conscient et assumé. Parce que les grandes occasions de tenir fermes à une parole claire, qui dénonce l'usage pervers du langage, sont toujours des combats... 

(c) Labor et Fides

mardi 1 août 2017

Prière

Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié.
Ton nom est comme toi : il est à l'écart
De nos idées préconçues, de nos imaginations.
Il est plus lourd que la pierre et plus léger que la plume,
Plus fort que l'épée et plus faible que l'eau.
Il est le signe qui nous engage vers toi,
L'espérance qui pointe vers toi.
Donne-nous de savoir dire ton nom 
Avec affection et confiance,
Donne-nous de savoir, pour de vrai,
Que c'est toi qui viens nous rencontrer le premier.
Amen

Le NP selon Clément Marot (16e s.)