vendredi 4 août 2017

Ronge cet ôs, mais…

"Ôs", c'est un des mots les plus épatants du grec biblique. Ca veut dire "comme" ou "comme si". Et comme souvent dans les textes bibliques, c'est un de ces petits mots qui changent tout, bien plus que les "gros mots de la foi" comme résurrection, Esprit, foi, miracle, parce que ces petits mots articulent des idées entre elles pour produire quelque chose de nouveau à penser (pour le dire de façon savante, en matière d'exégèse, la grammaire est plus importante que le vocabulaire). 
Toutes les paraboles fonctionnent grâce à ce "ôs", mais aussi le livre de l'Apocalypse, dont l'auteur passe son temps à dire qu'il voit "comme" quelque chose : ce n'est jamais à prendre littéralement, mais comme une métaphore qui ouvre sur quelque chose de nouveau, d'inimaginable.
Mais il y a un truc encore plus épatant que le "ôs", c'est le "ôs mè". "", c'est la marque de la négation : "ne pas". "Ôs mè" ce serait donc "comme si ne pas". Jusque-là, on s'y perd un peu... on trouve cela sous la plume de l'apôtre Paul, dans une lettre qu'il envoie aux chrétiens de Corinthe (1 Co 7,29-31) :

"Voici ce que je vous dis, mes frères : le temps favorable ne dure pas très longtemps. A partir de maintenant, vous qui avez une femme, soyez comme si vous ne l'aviez pas; vous qui pleurez, soyez comme si vous ne pleuriez pas ; vous qui vous réjouissez, soyez comme si vous ne vous réjouissiez pas ; vous qui achetez, soyez comme si vous ne possédiez pas ; et vous qui profitez du monde, soyez comme si vous n'en profitiez pas… parce que ce monde est une caricature qui ne dure pas."

Paul appelle à distinguer le faire ou l'avoir (avoir une femme, pleurer, se réjouir, acheter, profiter du monde) et l'être. En d'autres termes, il nous invite à réfléchir à cette simple question : qu'est-ce qui fait que tu es ce qu'il est important que tu sois ? dans quoi mets-tu l'important de ta vie ? dans quel panier mets-tu les oeufs de ta vie ? S'ils sont tous dans le panier du faire ou de l'avoir, tu as de quoi t'inquiéter.
Evidemment, il y a une profonde expérience spirituelle derrière cela : Paul a découvert sur le chemin de Damas que le "faire" auquel il consacrait sa vie l'empêchait d'être fidèle à Dieu. Ironiquement, tout le "faire" auquel il avait consacré sa vie pour servir Dieu, tout le savoir qu'il "avait" sur Dieu l'empêchaient d'"être" fidèle à Dieu...
Notre identité véritable est cachée ailleurs que dans ce que nous vivons/faisons/désirons/possédons. Autre chose existe, autre chose donne du sens à ce que nous vivons/faisons/désirons/possédons. Selon Paul, ni votre état conjugal, ni votre état émotionnel, ni votre état financier et social (ni vos engagements, ni vos convictions, ni vos élans quels qu'ils soient), ne sont ce que vous êtes. Ce n'est pas la vérité de votre vie.
On reçoit comme un cadeau, dans cette vie, la possibilité de percevoir cela : au coeur même de notre vie, dans l'épaisseur de la réalité, vient se nicher un "temps favorable" où tout à coup, tout s'éclaire autrement. Et c'est un temps qui ne dure pas très longtemps, qu'il faut savoir attraper au vol - ou dont on constate, plus tard, les traces qu'il a laissées. En ce sens, paradoxalement, il "dure" plus longtemps que ne "dure" le monde dans lequel nous vivons : il a plus d'effet.
La première implication de ce que dit Paul avec ce "ôs mè", c'est un appel à relire notre vie à la lumière de notre identité véritable : faisons, mais sans croire que ça nous fait être. Faisons, mais comme si ne pas... avec un petit pas de décalage.
La deuxième implication, c'est que personne ne peut réduire qui que ce soit à son statut, à sa surface sociale, à ce qui le caractérise d'une façon ou d'une autre dans ce monde. Il ne s'agit pas de nier toutes les contingences du monde : elles existent bien. Certaines, nos joies et nos réussites, nous portent, d'autres sont pesantes et enfermantes. Mais il s'agit de ne se laisser prendre au miroir ni des unes ni des autres, car au-delà de toutes ces contingences, la réalité de nos vies, c'est qu'il n'y a plus ni homme ni femme, ni riche ni pauvre, ni migrant ni citoyen, ni légitime ni illégitime... Quel qu'il soit, profondément, tout être humain est reconnu inconditionnellement dans ce qu'il est, dans son être secret, et pas juste pour ce qu'il fait ou pour ce qu'il a.
Faites, mais ne croyez pas que là est la totalité de ce que vous êtes ! Comme si ne pas...



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