samedi 9 septembre 2017

La loi du plus fort

Ils traversaient la Galilée, et il ne voulait pas qu'on le sache. Car il instruisait ses disciples et leur disait : Le Fils de l'homme est sur le point d'être livré aux humains ; ils le tueront, et, trois jours après sa mort, il se relèvera. Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, et ils avaient peur de l'interroger. Ils arrivèrent à Capharnaüm. Lorsqu'il fut à la maison, il se mit à leur demander : A propos de quoi raisonniez-vous en chemin ? Mais eux gardaient le silence, car, en chemin, ils avaient discuté pour savoir qui était le plus grand. Alors il s'assit, appela les Douze et leur dit : Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. Il prit un enfant, le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir pris dans ses bras, il leur dit : Quiconque acceuille en mon nom un enfant, comme celui-ci, m'accueille moi-même ; et quiconque m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais celui qui m'a envoyé. (Mc 9,30-37)

La loi de la nature, c’est la loi du plus fort. Quand des enfants crient dans la cour de récréation « c’est moi l’plus fort ! », ils mettent en jeu, pour mieux l’apprivoiser, ce penchant naturel de l’être humain, qui est de suivre la loi du plus fort. L’évangéliste Marc, dans ce texte, nous montre des disciples qui jouent à « qui c’est l’plus fort ». Ils viennent pourtant d’entendre Jésus annoncer sa mort et sa résurrection, ça pourrait les pousser à s’interroger sur le Dieu auquel ils croient, mais non. Ils suivent la pente naturelle de leur humanité, et se poussent du coude en chuchotant en chemin « c’est moi l’plus fort »...
Or le règne de Dieu ne suit pas la loi du plus fort. Jésus, pour dire cela, utilise des images qui nous parlent à tous, car tous nous avons été enfants, tous nous avons été confrontés à cette loi du plus fort qui, du plus lointain des âges, accable l’humanité. Jésus prend un enfant dans ses bras et affirme : croire en Dieu, ce n’est pas suivre le plus fort, c’est accueillir un tout-petit. Pourquoi ? Pourquoi dire cela, et qu’est-ce que ça signifie ?
Tout humain naît comme un bébé. Tout humain doit passer par l’enfance pour apprendre l’humanité. Jésus, pour parler de la foi, ne met pas en avant la connaissance parfaite, l’autorité, mais l’apprentissage, l’incomplétude, le perfectionnement progressif et la dépendance envers un autre que soi-même. Un enfant reçoit tout : l’amour, l’éducation, les soins constants, le langage dans lequel il baigne, les liens qui l’unissent aux autres ; ce n’est que peu à peu qu’il conquerra une autonomie sur tous ces plans. Un enfant ne produit rien : il n’est pas là pour être utile, ou productif, ou efficace. Il n’est même pas là pour montrer des capacités hors norme, pour se montrer exceptionnel. Il est là, simplement, pour vivre et grandir. Il n’y a pas de condition à remplir pour être un enfant. Ce qui rend légitime un enfant, ce n’est pas sa conformité à quoi que ce soit.
De même, le croyant n’est pas un être parfait, au sommet de ses compétences, qui aurait acquis par l’ascèse et toute une vie de renoncements la légitimité qui lui donnerait un droit à siéger en place d’autorité : c’est celui qui ne peut pas faire autrement qu’admettre qu’au fond, il ne sait encore rien. Celui qui est bien forcé, à son corps défendant sans doute, d’admettre que c’est ce qu’il reçoit qui le fait vivre, et pas ce qu’il produit.
Le croyant, celui qui est mis en mouvement par la foi, ne se fait aucune illusion sur ses propres capacités à se montrer légitime par lui-même. Il sait que sa légitimité n’est pas dans son efficacité, dans ses forces, mais dans le simple fait d’exister face à Dieu, accueilli par Dieu. Que c’est dans le regard de Dieu, plein du désir de vie pour lui, qu’il peut puiser ses forces.
Est-ce qu’on entend bien le fond proprement révolutionnaire de cette affirmation ?
Elle dit quelque chose d’essentiel sur Dieu. Dans deux des quatre évangiles, c’est Jésus qui est présenté, le premier, comme un bébé. Et ce n’est pas anodin. Cela nous force à faire face à cette réalité : Jésus, fils de Dieu, ou « fils de l’homme », comme il se désigne lui-même, renvoyant ainsi à un très ancien titre prophétique, Jésus fut bien un enfant humain. La révélation de Dieu sur terre passe par cette humanité faible, sans qualités, sans pouvoir autre que celui de recevoir. Jésus, comme chacun de nous, a été celui qui ne pouvait rien donner, rien produire, mais seulement recevoir, et grandir parce qu’il lui a été donné de vivre ainsi. Dieu est passé par cette humanité... il a pris le risque de mettre en péril son souffle fragile, souffle d’un bébé livré au monde, dès sa naissance. Voilà qui va à rebours de nos images de Dieu. Dieu comme celui qui prend des risques pour s’immiscer dans notre humanité, celui qui prend les mêmes risques que nous pour survivre. Dieu qui manifeste ainsi le lien de fondamentale dépendance entre la vie et le désir qui la porte, dans le regard d’un autre. Or, l’humanité ne supporte pas très bien ce Dieu-là...
C’est pourtant ce que dit Jésus lorsqu’il dit : pour être grand, soyez comme un tout-petit. Pour que votre foi soit grande, dépouillez-vous de toute prétention à gagner votre grandeur par vous-mêmes. C’est le désir de Dieu qui vous fait grandir, dans le lien de confiance qui vous unit à lui. Et rien d’autre. Soyez comme un enfant, c’est-à-dire ne vous faites pas d’illusions sur votre toute-puissance, sur votre capacité à faire vous-même la grandeur de votre foi.
C’est le fameux « esprit d’enfance » évangélique, qui n’a rien à voir avec une innocence primordiale, qui n’a rien à voir avec une puérilité crédule, une espèce de renoncement de l’être dans une soumission simpliste et analphabète, qui n’a rien à voir non plus avec une vertu morale ou une piété religieuse. L’esprit d’enfance, c’est vivre à partir d’un désir qui est hors de nous-mêmes, c’est vivre à partir du désir de Dieu. C’est ainsi que chacun est accepté par Dieu, indépendamment de ses qualités propres, de ses compétences, de ses particularités dans l’espace social. Ce n’est pas l’expérience qui fait le croyant, mais le choix que Dieu a fait de se lier de confiance avec lui, de lui offrir l’espace de confiance nécessaire pour grandir, pour vivre.
Or Jésus dit : pour accueillir Dieu, accueillez l'autre comme s'il était lui aussi ce tout-petit. Accueillez l'autre comme vous êtes accueilli, pas pour ses qualités propres, pas pour ses compétences, mais parce que moi, comme vous, je tiens tout de Dieu le Père. 
Cela nous rappelle, imperturbablement, que nous ne sommes croyants qu'en croyant que nous tenons tout de Dieu.

(c) Eloïse D.

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