Vous connaissez l'histoire. C'est Jésus qui la raconte : un homme se fait agresser par des brigands qui le laissent à moitié mort dans le fossé. Un dignitaire religieux, puis un autre, passe par là et fait un détour pour ne pas s'approcher. Un Samaritain (dont Jésus ne dit jamais qu'il est bon : c'est un sous-titre souvent ajouté dans nos bibles, c'est tout), lui, s'arrête, soigne l'homme, le met sur sa monture et l'emmène dans une auberge où il le laisse aux bons soins de l'aubergiste. Moralité ? Il faut être bon, comme le Samaritain, et se préoccuper de notre prochain qui est bien mal en point. Vraiment ?
Pour décaler un peu notre regard, je voudrais d'abord vous inviter à penser à ces deux dignitaires religieux qui passent sans s'arrêter. C'est un scandale que des hommes de Dieu n'aient pas eu pitié et aient laissé mourir un type au bord de la route, alors que le Dieu qu'ils servent est amour, c'est la première réflexion qui nous vient...
En réalité, ils ont un comportement parfaitement éthique. S'ils s'arrêtaient, alors qu'ils sont en chemin pour aller exercer leurs fonctions, s'ils s'approchaient et touchaient cet homme et si cet homme s'avérait être mort, ils seraient obligés de se purifier, pour respecter les lois de pureté. Ce qui signifie qu'il ne pourraient pas remplir leurs fonctions religieuses, qu'ils ne pourraient pas servir d'intermédiaires entre les croyants et Dieu. Ils ne pourrraient pas faire ce qui doit être fait pour permettre aux gens de reprendre leur place active dans l'ordre social après s'être mis en règle avec Dieu selon les lois édictées pour son peuple. Cela aurait donc un impact sur l'ensemble de la société. Voilà ce qui est en jeu : le service d'une multitude, plutôt que le service d'un seul. Pour servir une multitude d'humains, ils font le choix (et peut-être le coeur lourd) de renoncer à soigner celui-là.
Pouvons-nous les en blâmer ? Ne faisons-nous pas ce genre de choix rationnels régulièrement ? Ne soignons-nous pas les nôtres avant les autres que nous ne connaissons pas ? Sans même aller jusqu'à parler de préférence nationale, ne nous semble-t-il pas souvent bien naturel de nous préoccuper d'abord de la misère "de chez nous" avant d'imaginer porter secours à d'autres, pour ne pas éparpiller les moyens et les forces dont nous disposons ? Je ne dis pas que c'est une bonne chose. Mais c'est un comportement qui repose sur une logique, et même une éthique, ça n'a rien d'absurde. Première chose donc : avant de critiquer, réfléchissons aux motifs qui animent ces deux hommes... et aux nôtres.
Deuxième chose : il vaut la peine d'aller voir comment est construite cette histoire. Si vous lisez le texte (qu'on ne trouve que dans l'évangile selon Luc, au chapitre 10), vous constatez que l'histoire du Samaritain est encadrée par un débat entre Jésus et un docteur de la loi. Et c'est cette inclusion qui donne tout son sens à l'histoire du bon Samaritain. Juste avant la parabole, le docteur de la loi demande à Jésus "qui est mon prochain ?". Et juste après, Jésus lui demande à son tour, parlant des hommes de la parabole, "Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands ?"
On a pour habitude de se dire, en lisant cette parabole, que notre prochain, c'est celui qui est dans le fossé, très mal en point, et qui a besoin d'aide. Or, la question de Jésus ne permet précisément pas cette réponse. Il demande "lequel de ces trois" est le prochain : c'est-à-dire, est-ce l'un des deux dignitaires religieux, ou le Samaritain ? C'est une question assez fermée qui ne laisse pas beaucoup de place à l'interprétation ! Et l'homme de répondre : c'est le Samaritain, celui qui a montré de la miséricorde envers le blessé. Ce n'est pas le bon gars bien de chez nous, c'est celui qui est rejeté, ostracisé, vu comme un citoyen de deuxième classe, et qui pourtant vient porter secours. Le prochain, c'est celui qui sauve.
Le prochain, ce n'est pas celui qui doit être sauvé, c'est celui qui vient nous sauver.
Extraordinaire renversement. Mon prochain, c'est celui dont moi, à terre et perdant la vie, j'ai besoin... Et lorsque, pour finir, Jésus conclut en disant "Va, et toi, fais de même", qu'est-ce que ça signifie ? Qu'il faut sauver le prochain, ou se voir comme celui qui a besoin d'être sauvé par le prochain, l'étranger ?
Il n'y a pas de réponse générale à cette question. Chacun est, devant Dieu, appelé à y répondre par sa vie.
(c) Annie Vallotton |
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