lundi 16 avril 2018

L'intraduisible

Dans une vie précédente, j'ai été traductrice littéraire (in a bygone time, far, far away). Ces jours-ci, je mets au défi mes petites cellules grises en traduisant de l'anglais le témoignagne d'un pasteur américain sur ses aventures humaines et spirituelles. C'est passionnant. Seulement je tombe toutes les trois pages sur un terme intraduisible, qu'il faut pourtant bien traduire : empowerment
Si vous cherchez, vous trouverez comme propositions de traduction : responsabilisation, émancipation, pouvoir, habilitation, autorisation, prise de pouvoir, offre d'un instrument de pouvoir, encouragement à l'indépendance... Le meilleur que j'aie trouvé, c'est "autonomisation". Le problème, c'est qu'en français c'est assez compliqué à comprendre, alors qu'en anglais, c'est à la fois compréhensible, percutant, et éminemment politique. 
Ça désigne la démarche qui consiste à rendre ou donner à quelqu'un le pouvoir sur sa propre vie, son propre destin. C'est ce qui se trouve au coeur des démarches des activistes américains, qui luttent pour les droits des minorités : "The power of the people overcomes the people in power" (le pouvoir des gens défait les gens au pouvoir). Seulement, la culture française n'est pas fan des minorités, on cultive plus volontiers le mythe de l'intégration facile ; dans la culture américaine, se désigner soi-même comme une minorité ne pose pas de problème, parce que la façon de se penser soi-même parmi les autres se tricote un peu autrement. Les cultures sont différentes, les modes de pensée aussi, et bien sûr le langage aussi. Il arrive même que, parce qu'un terme existe dans une langue donnée, il rende la chose possible, alors qu'une langue qui ne le connaît pas n'en rêve même pas...
Tiens, un autre exemple : lorsqu'on entend en anglais "he's evil", comment on peut le traduire ? Evil dans ce cas est un adjectif, or la langue française ne le connaît pas, elle n'a que le substantif, "le mal", voire "le Mal" si on en fait une catégorie. Mais comment imaginer l'adjectif qui va avec ? malfaisant, mauvais, néfaste, nocif ? vous remarquerez que ce sont des termes qui désignent un comportement. Or en anglais, justement, il ne s'agit pas du comportement, mais de l'être même de la personne : dire "he's evil" c'est dire que celui-là est, dans son être même, habité par le mal. Ne serait-on pas habité par le mal si on est francophone ? Si, bien sûr, mais c'est difficile à dire ! En français, on considère plutôt que le mal se niche dans les actes, pas dans l'être. Un simple mot de quatre lettres dévoile que notre pensée est largement façonnée par nos mots. 
Je reviens à mes blancs moutons. Comment traduire le terme de empowerment ? Le pasteur que je traduis en parle surtout pour évoquer la démarche de Jésus, qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour redonner à chacun et chacune le pouvoir sur sa propre vie, qui l'encourage à vraiment habiter sa vie, à trouver sa voix propre, en dépit de tout, du péché, du qu'en dira-t-on, des conventions, et à devenir véritablement humain sous le regard d'un Dieu bienveillant. C'est forcément très politique. Ça se veut redoutablement révolutionnaire, et ça l'est. 
Je suis donc confrontée à de l'intraduisible, et encore, c'est entre deux langues et deux cultures qui ne sont pas si éloignées que ça. Alors vous imaginez les difficultés de traduction entre nos langues humaines et la langue du Royaume ! Pas étonnant que Jésus ait tant parlé en paraboles... Je crois vraiment que dans la langue du Royaume se trouvent des choses complètement révolutionnaires, complètement dingues, et que nous avons toutes les peines du monde à maintenir ces choses dans nos pauvres petites traductions humaines. Le livre de l'Apocalypse, en ce sens, est extraordinaire, parce qu'il parvient à dire des choses indicibles (mais le piège est grand de se laisser prendre au langage lui-même, plutôt qu'à ce qu'il entend signifier d'extraordinaire et qui échappe au langage humain). 
Être humain, être baigné de langage, vivre par le langage, c'est aussi être limité par ce langage. Et Dieu nous accepte avec ça... alors ce n'est pas un drame. Un défi, mais pas un drame. Ça oblige à réfléchir, à rêver, à croire qu'il y a toujours du possible par-delà les apparences et à ne pas se prendre pour Dieu.
Et ça, c'est toujours bon à prendre. 

(c) PRG

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