lundi 9 avril 2018

Un boulot tranquille

Il est 6 heures et quelques trop rares minutes. Vous n'êtes pas du tout, du tout réveillé. Vous êtes en train d'accueillir comme elles viennent des bribes de phrases qui vous embrument l'esprit avec les mots "doux euphémisme" et "quel métier" éparpillés dans la brume. Heureusement, votre premier mouvement est vers la bible posée sur votre table de chevet et vous passez 30 heureuses et profondes secondes à lire un psaume pour entamer votre journée dans la présence de Dieu. 
Le téléphone sonne. Dans un mouvement d'égarement et légèrement essouflé par la montée du psaume que vous étiez en train de lire, vous sautez dans vos pantoufles et dans l'escalier pour aller décrocher. Il ne vous vient à l'esprit que trop tard que c'est complètement idiot et que vous allez vous en mordre les doigts. C'est une urgence pastorale. On vous informe que votre présence est requise au plus vite. 
Vous tentez de prendre une douche chaude pour secouer les restants de la nuit. Las, il fait froid dehors et la chaudière a choisi son camp. Vous descendez, les pieds nus et entortillé dans une serviette qui glisse, au sous-sol, priant pour qu'une bonne âme serviable et insomniaque ne soit pas en train de plier des courriers au secrétariat, heureusement tout est désert. Vous vous plantez devant la chaudière et tenez la serviette d'une main tandis que de l'autre, vous éteignez la bête ahanante. Vous comptez trois minutes en crispant les orteils sur le carrelage glacé et vous la remettez en route. Au bout de trois manoeuvres successives, elle accepte à reculons de créer un courant d'eau tiède suffisante pour vous éviter le choc thermique, alors vous refermez les portes, regrimpez les escaliers et retournez dans la douche où la température de l'eau a déjà baissé de quelques degrés depuis le sous-sol d'où elle arrive à contrecoeur. Tant pis, la douche est rapide. Un coup de peigne et c'est parti. 
La voiture pastorale a passé la nuit au garage et ne manifeste aucune résistance. Le temps que vous soyez revenu de votre surprise, elle a calé. Ensuite, il ne ne devrait rien se passer de bien notable jusqu'à ce que vous soyez arrivé à destination, ça vous donne le temps de reprendre la conversation là où vous l'aviez laissée au beau milieu du psaume. La voiture est favorable aux vrais échanges, y compris avec Dieu.
Ceci dit, cette conversation-là est assez vite interrompue parce que vous vous arrêtez pour prendre un auto-stoppeur et vous discutez de choses et d'autres avant qu'il vous demande ce que vous faites dans la vie. "Pasteur ? ça existe, ça ?" Quand vous l'avez convaincu que vous existez, il vous pose toutes les questions qu'il n'a jamais pu poser ailleurs avant. "Et vous êtes payé par qui, l'État ?" (non, par l'Église à laquelle j'appartiens). "Alors vos paroissiens sont vos employeurs ? c'est pas trop dur d'avoir des centaines de chefs ?" (non, c'est toute l'Église (et pas juste l'Église locale) qui me verse quelque chose pour ne pas que j'aie à travailler, pour pouvoir me consacrer au ministère ; par contre la paroisse me loge et paie les charges courantes du presbytère). "Moi, j'y crois pas à Dieu. Vous avez vu tout le malheur qu'il y a dans le monde ?" (oui, et lui aussi). "Et vous travaillez que le dimanche, alors ?" (il commence à vous chauffer les oreilles, ce mouflet).
Et puis il se met à vous raconter pourquoi il est en train de faire du stop, un lundi d'hiver à potron-minet, et il continue en racontant les malheurs de sa tante dans une école religieuse, et la dureté de la vie quand on n'a pas vingt ans. Vous finissez par vous arrêter dans un café dans le premier village venu et vous passez un long moment à écouter ce qu'il a à vous dire, le mouflet.
Quand vous arrivez à destination, plongé dans vos pensées et vos discussions privées avec le Chef, il reste quelques bancs de brume sur les collines mais le soleil est levé. Vous entrez, avec précaution pour ne pas laisser sortir le chat (à votre dernière visite, vous avez frisé l'incident diplomatique), et vous vous dirigez vers la cuisine où un petit groupe chuchote. On attend le pasteur. Ce n'est pas qu'il y ait urgence, le temps de l'urgence est passé, mais pour que les choses se disent, ou se taisent, il faut parfois quelqu'un d'extérieur. Vous acceptez le café offert et sortez votre bible, parce que c'est un lieu et un moment où les textes parlent mieux que les humains.
En repartant, votre honni portable sonne et la personne au bout du fil, apprenant où vous vous trouvez, s'exclame que c'est la porte à côté et vous convie aimablement. Elle vous fait promettre de prendre le raccourci et vous annonce que vous serez là dans vingt minutes. Au bout de dix, vous vous retrouvez derrière un troupeau tranquille de moutons noirs et blancs, ça vous fait penser à Jacob, qui vous fait penser à la lutte au Jaboq, ce qui vous rappelle que vous n'avez pas choisi le texte pour dimanche, mais vous avez déjà prêché sur le passage du Jaboq, mais peut-être qu'un autre fleuve... Ceux qu'on trouve en Eden, peut-être. Tiens, un cycle de prédication sur les fleuves, ça serait pas mal. Les grands fleuves de la vie, c'est une métaphore intéressante. Il y a des fleuves, dans les psaumes ? les fleuves de Babylone peut-être... Vous vous arrêtez sur le bord de la route pour vérifier ça et, absorbé par la réflexion, quand vous repartez vous prenez la mauvaise route au prochain carrefour.
Vous arrivez enfin à la porte de la personne qui vous attend. "Monsieur le pasteur, vous êtes en retard. Quand je pense à tout l'argent que mon mari a versé à l'Église quand il était en vie... Enfin, entrez. J'ai fait du café, vous en prendrez bien un peu ?" "Volontiers, madame. Et puis, vous pourriez me parler de votre mari, je ne l'ai pas connu, mais il paraît que c'était vraiment quelqu'un de bien ?" "Volontiers, monsieur le pasteur, volontiers. Un peu de gâteau avec votre café ?"
Il est 9h32. Ça y est, vous êtes réveillé. 
Rod Anderson

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