Ces derniers mois, j'ai subi des quantités de prises de sang, été installée dans des machines, et généralement été observée sous toutes les coutures, jaugée, mesurée, évaluée, soupesée, interprétée, calibrée. Et je me pose la question : la norme serait-elle le lieu du salut pour nos contemporains ?
Je m'explique. Quand vous tombez malade, en médecine contemporaine, il est nécessaire que le médecin justifie de son diagnostic par des chiffres. Ce sont des chiffres qui vont lui mettre la puce à l'oreille, qui vont l'autoriser à vous dire que vous avez quelque chose ou rien, et qui, si tout va bien, vont lui permettre de vous soigner et, espérons-le, de vous guérir. Et bien souvent, je dois l'avouer, je ne me suis sentie écoutée que si les chiffres étaient là pour ratifier ce que je disais de mon propre corps. Il s'avère que je souffre depuis très longtemps d'une maladie qui se dépiste par un test précis ; il s'avère également que depuis tout ce temps, ce test révélait toujours des valeurs dans les normes. D'où la profonde incompréhension de mes interlocuteurs médicaux, et un éventail de réponses qui allaient de "vous n'avez rien" à "c'est dans la tête", en passant par "ah tiens c'est curieux, j'aurais pourtant juré…". Il a fallu un autre test pour mesurer l'étendue des dégâts et disqualifier les résultats du premier test. J'ai découvert récemment qu'il n'était pas normal d'avoir des douleurs chroniques ; pourtant, c'était ma normalité. Alors, la vérité, elle est où ? Qui la possède ? Moi sur mon propre corps ? Le médecin selon son expérience et son savoir ? Ou les tests et les valeurs chiffrées ?
Au final… dans le monde qui est le nôtre, toujours les mesures. La norme, et les variations autour de la norme, sont le critère de la vérité. Or, toute norme dépend du système technique d'une époque donnée. En d'autres termes : c'est la technologie qui détermine la norme. La norme d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui, ni celle de demain, parce que la technique et sa compréhension évoluent. Et en ce moment même, dans un certain nombre de pays, pour des valeurs semblables, le test qui ne me reconnaissait pas malade prouve que d'autres le sont… parce que les normes retenues ne sont pas les mêmes.
Alors quoi ? il faut relativiser toutes les normes et soigner au doigt mouillé ? Non, ça, se serait refuser de réfléchir à la question. Mais comme mon métier, ce n'est pas d'être médecin, tout ce que je peux faire c'est réfléchir en théologienne.
Je n'étais pas suffisamment hors norme pour être traitée comme malade. Dans la vie ordinaire, non médicale je veux dire, c'est plutôt le contraire : il faut être suffisamment dans la norme (codes sociaux, moraux, voire religieux) pour être traité comme acceptable, ce qui est au fond l'envers du même comportement. Ainsi, toutes les sociétés, toutes les religions se servent de normes pour juger de l'acceptabilité des personnes. Plus grave, elles convoquent leur Dieu pour lui faire dire notre norme. Or, celui que je connais prend le visage d'un homme qui nous a dit "Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs" (Mc 2,17, repris par Lc et Mt), c'est-à-dire pas ceux qui sont dans la norme, mais ceux qui savent qu'ils n'y sont pas. Le salut n'est pas déterminé par la norme. Croire cela, c'est ça la foi. C'est pour ça que les protestants parlent de "salut par la grâce seule" : recevoir le salut seulement parce que nous avons confiance dans celui qui dit que notre salut est hors norme, détaché de toute condition normative. Devant Dieu, peu importent les chiffres, les valeurs, qui régissent notre vie, nous avons de la valeur à ses yeux.
Pour nos contemporains, je crains que la norme soit, toujours, la condition du salut. Être comme il faut, ça régit toute notre vie ; avoir ce qu'il faut, croire ce qu'il faut, être où il faut, se conduire comme il faut… on peut traverser la vie tout entière de cette façon, persuadés que nous faisons bien, ignorant ceux qui ne peuvent même pas faire semblant. Ca ne se limite pas au monde médical, c'est un mode de pensée universel, même si les normes, elles, évoluent. Et d'une certaine manière, tant qu'on fait illusion, ça nous sauve : du regard des autres, du jugement des autres. Mais ça ne satisfait jamais vraiment, parce qu'il y aura toujours la peur qu'à un moment nous ne pourrons plus faire illusion et qu'alors tout s'écroule.
Maintenant, lorsque je suis dans une machine ou de l'autre côté d'une aiguille très très pointue, c'est de ça que j'essaie de me souvenir… la norme permet de me soigner, mais elle n'est pas le lieu de mon salut.
Pour une chronique radio qui évoque un aspect de cette question, écouter avec bonheur ceci (clic).
Je m'explique. Quand vous tombez malade, en médecine contemporaine, il est nécessaire que le médecin justifie de son diagnostic par des chiffres. Ce sont des chiffres qui vont lui mettre la puce à l'oreille, qui vont l'autoriser à vous dire que vous avez quelque chose ou rien, et qui, si tout va bien, vont lui permettre de vous soigner et, espérons-le, de vous guérir. Et bien souvent, je dois l'avouer, je ne me suis sentie écoutée que si les chiffres étaient là pour ratifier ce que je disais de mon propre corps. Il s'avère que je souffre depuis très longtemps d'une maladie qui se dépiste par un test précis ; il s'avère également que depuis tout ce temps, ce test révélait toujours des valeurs dans les normes. D'où la profonde incompréhension de mes interlocuteurs médicaux, et un éventail de réponses qui allaient de "vous n'avez rien" à "c'est dans la tête", en passant par "ah tiens c'est curieux, j'aurais pourtant juré…". Il a fallu un autre test pour mesurer l'étendue des dégâts et disqualifier les résultats du premier test. J'ai découvert récemment qu'il n'était pas normal d'avoir des douleurs chroniques ; pourtant, c'était ma normalité. Alors, la vérité, elle est où ? Qui la possède ? Moi sur mon propre corps ? Le médecin selon son expérience et son savoir ? Ou les tests et les valeurs chiffrées ?
Au final… dans le monde qui est le nôtre, toujours les mesures. La norme, et les variations autour de la norme, sont le critère de la vérité. Or, toute norme dépend du système technique d'une époque donnée. En d'autres termes : c'est la technologie qui détermine la norme. La norme d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui, ni celle de demain, parce que la technique et sa compréhension évoluent. Et en ce moment même, dans un certain nombre de pays, pour des valeurs semblables, le test qui ne me reconnaissait pas malade prouve que d'autres le sont… parce que les normes retenues ne sont pas les mêmes.
Alors quoi ? il faut relativiser toutes les normes et soigner au doigt mouillé ? Non, ça, se serait refuser de réfléchir à la question. Mais comme mon métier, ce n'est pas d'être médecin, tout ce que je peux faire c'est réfléchir en théologienne.
Je n'étais pas suffisamment hors norme pour être traitée comme malade. Dans la vie ordinaire, non médicale je veux dire, c'est plutôt le contraire : il faut être suffisamment dans la norme (codes sociaux, moraux, voire religieux) pour être traité comme acceptable, ce qui est au fond l'envers du même comportement. Ainsi, toutes les sociétés, toutes les religions se servent de normes pour juger de l'acceptabilité des personnes. Plus grave, elles convoquent leur Dieu pour lui faire dire notre norme. Or, celui que je connais prend le visage d'un homme qui nous a dit "Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs" (Mc 2,17, repris par Lc et Mt), c'est-à-dire pas ceux qui sont dans la norme, mais ceux qui savent qu'ils n'y sont pas. Le salut n'est pas déterminé par la norme. Croire cela, c'est ça la foi. C'est pour ça que les protestants parlent de "salut par la grâce seule" : recevoir le salut seulement parce que nous avons confiance dans celui qui dit que notre salut est hors norme, détaché de toute condition normative. Devant Dieu, peu importent les chiffres, les valeurs, qui régissent notre vie, nous avons de la valeur à ses yeux.
Pour nos contemporains, je crains que la norme soit, toujours, la condition du salut. Être comme il faut, ça régit toute notre vie ; avoir ce qu'il faut, croire ce qu'il faut, être où il faut, se conduire comme il faut… on peut traverser la vie tout entière de cette façon, persuadés que nous faisons bien, ignorant ceux qui ne peuvent même pas faire semblant. Ca ne se limite pas au monde médical, c'est un mode de pensée universel, même si les normes, elles, évoluent. Et d'une certaine manière, tant qu'on fait illusion, ça nous sauve : du regard des autres, du jugement des autres. Mais ça ne satisfait jamais vraiment, parce qu'il y aura toujours la peur qu'à un moment nous ne pourrons plus faire illusion et qu'alors tout s'écroule.
Maintenant, lorsque je suis dans une machine ou de l'autre côté d'une aiguille très très pointue, c'est de ça que j'essaie de me souvenir… la norme permet de me soigner, mais elle n'est pas le lieu de mon salut.
Lucas Cranach l'Ancien, la vente des indulgences (ce que Luther dénonça comme business de valeurs religieuses) |
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