Voici un passage étonnant du roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov (trad. Henri Mongault). Un des frères Karamazov, Ivan, un athée auto-proclamé, raconte une histoire à son frère Aliocha, moine novice :
"Je possède une charmante brochure traduite du français, où l’on raconte l’exécution à Genève, il y a cinq ans, d’un assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à l’âge de vingt-quatre ans. C’était un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans, à des bergers suisses, qui l’élevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre ; à sept ans, on l’envoya paître le troupeau, au froid et à l’humidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens n’éprouvaient aucun remords à le traiter ainsi ; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme d’un objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qu’alors, tel l’enfant prodigue de l’Évangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux qu’on engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsqu’il la dérobait à ces animaux : c’est ainsi qu’il passa son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ce que, devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On n’est pas sentimental dans cette ville ! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres d’associations religieuses, les dames patronnesses. Il apprit à lire et à écrire, on lui expliqua l’Évangile, et, à force de l’endoctriner et de le catéchiser, on finit par lui faire avouer solennellement son crime. Il adressa au tribunal une lettre déclarant qu’il était un monstre, mais que le Seigneur avait daigné l’éclairer et lui envoyer sa grâce. Tout Genève fut en émoi, la Genève philanthropique et bigote. Tout ce qu’il y avait de noble et de bien pensant accourut dans sa prison. On l’embrasse, on l’étreint : « Tu es notre frère ! Tu as été touché par la grâce ! » Richard pleure d’attendrissement : « Oui. Dieu m’a illuminé! Dans mon enfance et ma jeunesse, j’enviais la pâtée des pourceaux ; maintenant, la grâce m’a touché, je meurs dans le Seigneur ! — Oui, Richard, tu as versé le sang et tu dois mourir. Tu n’es pas coupable d’avoir ignoré Dieu, lorsque tu dérobais la pâtée des pourceaux et qu’on te battait pour cela (d’ailleurs, tu avais grand tort, car il est défendu de voler), mais tu as versé le sang et tu dois mourir. » Enfin le dernier jour arrive. Richard, affaibli, pleure et ne fait que répéter à chaque instant : « Voici le plus beau jour de ma vie, car je vais à Dieu! — Oui, s’écrient pasteurs, juges et dames patronnesses, c’est le plus beau jour de ta vie, car tu vas à Dieu ! » La troupe se dirige vers l’échafaud, derrière la charrette ignominieuse qui emmène Richard. On arrive au lieu du supplice. « Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur ; sa grâce t’accompagne. » Et, couvert de baisers, le frère Richard monte à l’échafaud, on l’étend sur la bascule et sa tête tombe, au nom de la grâce divine. — C’est caractéristique. Ladite brochure a été traduite en russe par les luthériens de la haute société et distribuée comme supplément gratuit à divers journaux et publications, pour instruire le peuple."
Notes de Dostoïevski pour le chapitre 5 |
Eh bien, entre cette histoire et celle du grand inquisiteur, Ivan n'encourage vraiment pas Aliocha à poursuivre. Et les protestants pas mieux traités que les catholiques...
RépondreSupprimerEn effet, ce n'est pas une confession qu'attaque Dostoïevski, mais un certain esprit religieux qui, croyant faire le bien, commet un mal immonde...
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