mardi 6 mars 2018

Six thés quoi ?

- Mon humaine, c'est quoi la théologie ?
- Mon chaton, je suis sous la douche. Que tu restes là à attendre que j'aie fini pour aller lécher les gouttes, soit. Que tu répandes généreusement des poils partout parce que c'est le printemps et que ça me fasse éternuer quand je mets un orteil dehors, soit. Que tu me fasses de la télépathie avec tes grands yeux verts pour réclamer des crevettes ou je ne sais quoi au moment précis où je suis dans l'incapacité physique de m'en occuper, à supposer qu'il y ait des crevettes dans la maison, soit. Mais que tu me poses une question pareille quand j'ai de la mousse dans les oreilles et froid partout parce que j'ai dû arrêter l'eau pour pouvoir te parler, là, je dois te dire en toute amitié que j'atteins la limite de mes capacités.
- Chuis un chat.
- Je... Ah. Oui. Certes. Ça peut au moins attendre que j'aie enlevé la mousse ?
- Il paraît que théologie, ça veut dire discours sur Dieu, c'est ça ?
- Oui, c'est du grec, ça... non mais attends ! zut à la fin, zou le matou, sors de là !

(...)

- Alors, mon humaine, tu es séchée et de meilleure humeur ?
- Je... Bref. Oui, théologie ça veut bien dire discours sur Dieu, ou paroles sur Dieu, voire Verbe sur Dieu (c'est le même mot que dans le prologue de l'évangile de Jean, où on traduit parfois logos par  "Verbe"). Mais comme on part du principe que personne n'a jamais vu Dieu, ça rend la discipline un rien complexe... On va parler de la façon dont les humains ont compris, comprennent et peuvent comprendre Dieu. Ça rend le champ particulièrement vaste et potentiellement miné. 
- Et on fait quoi, au juste, quand on fait de la théologie ? 
- Les autres je ne sais pas trop, je veux dire précisément au niveau du vécu... mais comme c'est une discipline, il y a des repères. Par exemple, de nos jours, on distingue quatre domaines de la théologie. En premier lieu, il y a les sciences bibliques (tout ce qui est en lien avec les textes bibliques, et même un peu plus largement, puisqu'on s'intéresse aussi aux apocryphes, à la littérature contemporaine de ces textes, etc.), avec l'étude des langues originales, l'hébreu, un brin d'araméen pour le livre de Daniel, et le grec (on peut ajouter le latin si on s'intéresse à la façon dont la Bible a été transmise et commentée dans la chrétienté pendant très longtemps), et puis l'histoire des textes, comment ils ont été écrits, pourquoi, par qui, dans quel contexte, comment ils ont été transmis, avec plein d'approches différentes que nous partageons avec les disciplines littéraires en général. C'est foisonnant, c'est passionnant.
- C'est ton truc ?
- C'est assez mon truc, oui, mais en fait ça l'était déjà avant que je m'intéresse de près à la Bible.
- Et les autres disciplines ?
- Il y a l'histoire. Pour quelqu'un qui comme moi a un mal fou avec les dates, c'est une discipline un chouia ardue, mais elle est indispensable, ne serait-ce que pour sortir de l'illusion que l'Église n'a jamais vécu ce qu'elle vit actuellement. Ou, paradoxalement, aussi pour comprendre que l'Église a déjà vécu ce qu'elle vit actuellement. Je ne sais pas si je suis très claire...
- Pas forcément, non. Et les autres disciplines ?
- La théo' prat'.
- À tes souhaits.
- Haha. Très drôle. La théologie pratique, c'est une discipline qui, au fond, réunit toutes les autres, parce qu'il s'agit d'aller comprendre avec ses yeux, ses mains et tout son corps, ce que disent les autres disciplines avec la tête. Comment ça se vit, pour de vrai, ces histoires de Dieu auprès des humains, comment on peut le dire, le vivre, agir quoi. En pratique, comme son nom l'indique. On parle d'homilétique (l'art de la prédication), de catéchétique (l'art de la transmission), d'ecclésiologie (l'étude de l'ekklesia, l'assemblée, sous ses multiples formes), d'écoute et d'accompagnement, bref de tout ce qui fait que l'Évangile est une réalité tangible. On dialogue avec plein d'autres disciplines, les sciences sociales, les arts, les autres traditions religieuses et culturelles... c'est d'une infinie richesse. Et ça n'est pas réservé aux futurs pasteurs. C'est pour tout le monde, de comprendre comment la théologie s'incarne, comment l'histoire dialogue avec la réalité d'une communauté, comment l'écoute de la Parole prend chair, comment les choix éthiques sont mis en oeuvre.
- Et l'éthique, ça va où ?
- J'y arrive. Mais d'abord, il faut que je te cause de la quatrième discipline. La théologie systématique. On considère souvent que c'est la reine des disciplines de la théologie, la plus prestigieuse sans doute. La plupart des grands auteurs chrétiens ont écrit sur la systématique.
- Et c'est quoi, ce truc ?
- Ce truc, mon chaton, c'est l'art de décrire un système.
- Beurk.
- Ben pourquoi, beurk ? C'est utile, un système ! Un système, c'est quelque chose qui répercute les mouvements dans sa totalité. Je m'explique : un système, c'est un ensemble d'éléments liés entre eux (un peu comme un mécano, par exemple), et si tu fais bouger un élément, tous les autres bougent aussi en même temps, forcément. Alors on examine comment ça bouge. Ou comment ça coince. Parce qu'il y a des éléments qu'on ne peut pas utiliser ensemble, qui ne colleront jamais ensemble, qui ne seront jamais cohérents (comme la théologie de la prospérité avec... un peu tout le reste, en réalité !). On essaie de voir comment s'articule l'idée de Dieu avec l'idée de l'humain. L'idée d'un Dieu tout-puissant et l'idée de la croix. L'idée du salut et l'idée du sacrifice. On bouge un élément, et on voit comment tout le reste bouge ou pas. Tu vois ?
- Comme l'espèce de boîte à croquettes que tu m'as installée ? comme quand tu as essayé de la retourner avant d'avoir fixé le haut avec le bas et qu'il y a eu une (bienfaisante) pluie de croquettes tout partout ?
- Hmmm... peut-être, oui. Peut-être que j'avais oublié de vérifier la cohérence de l'ensemble avant de le mettre à l'épreuve. Elles étaient bonnes, les croquettes ?
- N'essaie pas de changer de conversation. Il manque un truc, dans ta liste. L'éthique, donc. Tu mets ça où ?
- Ah oui, l'éthique. Le truc dont beaucoup qui ne comprennent rien à la théologie croient que c'est la seule et unique chose qui nous intéresse, nous autres les croyants et plus encore les théologiens. D'ailleurs, ils croient souvent aussi que l'éthique, c'est juste de la morale. Du genre, il faut faire ceci et pas cela. Non, l'éthique, c'est beaucoup plus large que ça. C'est comprendre comment le sujet humain est directement concerné par ce qu'on dit de Dieu. En fait, on met l'éthique dans la systématique, parce que l'être humain fait partie du système, tu vois. Les chats, je sais pas trop.
- Je vais y réfléchir. Mais au fond, ça sert à quoi, tout ça ? Sauf à remplir des bibliothèques et amuser quelques théologiens ?
- Mon chaton, ça sert à ne pas s'empoussiérer. Ça sert à ne pas s'arrêter de penser, et à aider tous les autres à ne pas renoncer à la pensée critique. C'est assez essentiel, en réalité... Pour les protestants, l'Église doit se réformer en permanence pour être fidèle à la Parole de Dieu, ça fait partie des grands principes issus de la Réforme, semper reformanda. Et pour faire ça, il ne suffit pas de chercher des solutions, il faut comprendre les problèmes. Trouver de nouvelles questions, de nouvelles possibilités, de nouveaux angles, pour rester fidèles à Dieu, c'est ça, la théologie.
- En fait, pour être théologien, il faut être créatif, quoi ?
- Oui... c'est ça. D'une certaine manière. Ne jamais lâcher sur la créativité.
- Ah. Je comprends pourquoi les théologiens de tous poils se font adopter par des chats, alors.

Albert Schweitzer photographié par George Rodger à Lambaréné
(c) Magnum Photos

Ceci était un petit billet fraternel en guise de clin d'oeil aux étudiants en théologie,
futurs ou actuels, 
avec toute mon admiration pour leur choix 
et mon enthousiasme pour ce chemin qu'ils entreprennent. 
Amusez-vous bien ! 

4 commentaires:

  1. Super résumé ! L'approche substantielle de la théologie a de quoi satisfaire un chat gourmand effectivement ... Et trop mignon le chaton de Tonton Albert !

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  2. Ils devaient avoir des chouettes conversations, ces deux-là !

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  3. Ah, ces chats, sont-ils facétieux !
    Merci Pascale pour cet encouragement... Je ne te cache pas que le soutien de mes pairs théologien•ne•s alimente ma motivation au quotidien... J'ai découvert avec joie cette année la richesse des cours en présence, après avoir étudié quelques années à distance.

    Tes encouragements sont d'autant plus importants à mes yeux que nous sommes quelques-uns à présenter un syndrome de l'imposteur en voyant nos aînés à l'oeuvre. Merci !

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  4. La mauvaise nouvelle, cher collègue, c'est que le syndrome de l'imposteur ne disparaît pas ! En même temps, la bonne nouvelle, c'est que le syndrome de l'imposteur ne disparaît pas...

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