vendredi 9 février 2018

Serviteurs inutiles

Il y a deux ans, lors de ma reconnaissance de ministère, je revenais tout juste d'un premier arrêt maladie. Quelques jours auparavant, j'avais célébré, avec beaucoup de joie, le baptême d'un petit garçon, d'une famille qui m'est chère. Le texte du jour pour ce dimanche de baptême était une parabole de l’évangile selon Luc, celle qu’on appelle la parabole du « serviteur inutile ». J’ai d’abord trouvé ça un peu rude pour un retour au travail… Mais au fond, tout est là...
Je vous rappelle l’histoire : les disciples demandent à Jésus qu’il leur donne de la foi. Il semble leur demander des choses tellement difficiles, tellement inhumaines, qu’ils espèrent bien avoir de la potion magique, en gros… pour être aussi forts que lui. Aussi forts que le chef. Et Jésus leur répond : de la foi, si vous en aviez gros comme un rien du tout, comme une graine minuscule, vous pourriez parler à un mûrier et lui dire d’aller se planter dans la mer, et il le ferait. Et j’entends en écho la voix des disciples : oui, oui, c’est ça, c’est ça qu’on veut ! le pouvoir de faire des choses inouïes ! 
Mais sans transition, Jésus leur raconte cette fameuse parabole, celle d’un maître qui exige de son esclave qu’il le nourrisse et le serve, alors qu’il revient des champs, lui-même épuisé et affamé. Quelle image, n’est-ce pas ? Si on lit un peu vite, on comprend que Dieu est un maître exigeant, qui pense à lui avant de penser aux autres, et qui considère les humains comme des esclaves. C’est même pire que ça, nous dit Jésus : ce maître ne dira jamais merci à son esclave, et vous aussi, disciples, quand vous aurez fait tout ce que votre rang d’esclave réclamait, il vous faudra encore dire « nous sommes des esclaves inutiles ». Voilà ce que semble dire Jésus : vous êtes les esclaves d’un Dieu qui donne des ordres indiscutables, un Dieu qui se fiche pas mal de votre faim et de votre épuisement, et un Dieu qui, en plus, attendra de vous que vous disiez « je suis inutile ». Alors l’Évangile, il est où là-dedans ? 
C’est ça que moi, pasteur, je dois prêcher ? Mais je vois d’ici les dégâts ! on les connaît tous… A force de vouloir le pouvoir du boss pour nous-mêmes, comme les disciples, à force de faire les carpettes devant un Dieu incompréhensible et indifférent, il y a toujours quelqu’un qui finit par payer. Les autres, parce qu’ils ne croient pas au même Dieu que nous. Notre entourage, parce qu’on finit toujours par faire payer le malheur à quelqu’un de plus faible que nous. Nous-mêmes, parce que vivre comme des esclaves inutiles, c’est vivre dans un monde vidé de toute joie. 
Sauf que… sauf que c’est un choix. De lire cette parabole comme ça : c’est un choix. De croire à ce Dieu-là : c’est un choix. Et c’est ce que j’ai fini par entendre, dans ce chemin difficile avec ce texte, dans ce moment difficile de ma vie. J’ai fini par entendre la voix du Christ, qui dit : vous n’êtes pas des esclaves, vous êtes des enfants adoptifs de Dieu. Vous pouvez choisir de vous voir comme des esclaves, pour tenter d’y gagner quelque chose, votre salut, la foi, ou une miette de pouvoir, un pouvoir futile qui vous ferait déraciner des mûriers pour les planter dans la mer, vous pouvez choisir tout ça. Et vous l’aurez. Et vous serez malheureux. Malheureux et inutiles. 
Mais vous pouvez choisir de vous voir comme les enfants de Dieu. Dieu qui n’exige rien de vous, ni obéissance ni repentir, pour être votre Père. Qui se contente d’ouvrir les bras, et d’espérer. Et ça, dans nos vies, ça n’est pas spectaculaire, ça ne se manifeste pas comme une démonstration de puissance, ça ne nous écrase pas sous une culpabilité permanente et une fausse humilité qu’on fera payer à quelqu’un d’autre : ça nous ouvre une liberté imprenable, au-delà de toutes les servitudes. Ça nous ouvre au « oui » de Dieu, au milieu de tous nos peut-être. Ça fait de nous des femmes et des hommes dignes, parce que nous n’avons pas à gagner notre dignité. C’est ce qui fait d’un chrétien l’esclave de personne, mais le joyeux serviteur de tous, comme disait Martin Luther. 
Lorsque j'endosse la robe pastorale offerte par mes paroissiens le jour de ma reconnaissance de ministère, je me souviens de l'engagement que j'ai pris à ce moment-là : je ne suis pas là pour me résigner à un service inutile, sans grâce, sans risque et sans joie. Je suis là pour rappeler au monde cette simple vérité, dont découle tout le reste : nous sommes tous les enfants adoptifs de Dieu. Dans la prédication, dans la célébration des actes pastoraux, dans l’étude de la Bible, dans la prière et l’enseignement, dans les moments de partage et dans les moments de solitude, dans notre vie personnelle et notre vie d’Église, que cette parole ne cesse jamais de venir résonner, pour nous faire vivre en enfants de Dieu… 
Notre Père, nous nous tournons sans cesse vers toi pour te redire notre reconnaissance : tu as renoncé pour toujours à être pour nous un maître, un propriétaire infiniment exigeant, dont la loi un peu floue pèserait sans cesse sur nous comme un non définitif à notre humanité. Tu as choisi de te faire proche, de te faire humain, et d’offrir à chacun de nous ton pardon, ton amour, ta liberté. Redonne-nous, aujourd’hui, demain, toujours, le souffle qui nous fera vivre comme tes enfants. 
Amen !


1 commentaire:

  1. Merci pour ce renversement de perspective qui donne sens à ce qui, sinon, est si incompréhensible (comme la parabole des talents, chez Matthieu...)

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